Mon frère, Philippe Bauer, élu président du Grand Conseil de la République et canton de Neuchâtel en Suisse, m’a invité à prêcher lors de la cérémonie solennelle qui précède l’installation des autorités (c’était le 28 mai 2013 à la Collégiale de Neuchâtel, une cérémonie concélébrée avec Don Flavio Gritti). Voici le texte de ma prédication:
«La règle d’or? Réveillons-là!»
7«Lequel d’entre vous, s’il a un serviteur qui laboure ou qui garde les bêtes, lui dira à son retour des champs: “Va vite te mettre à table”? 8Est-ce qu’il ne lui dira pas plutôt: “Prépare-moi de quoi dîner, mets-toi en tenue pour me servir, le temps que je mange et boive; et après tu mangeras et tu boiras à ton tour”? 9A-t-il de la reconnaissance envers ce serviteur parce qu’il a fait ce qui lui était ordonné? 10De même, vous aussi, quand vous avez fait tout ce qui vous était ordonné, dites: “Nous sommes des serviteurs quelconques. Nous avons fait seulement ce que nous devions faire.”» Luc 17, 7-10
Je ne sais pas, Mesdames et Messieurs les membres du Grand Conseil et du Conseil d’État, si vous vous êtes indigné-e-s comme je me suis indigné en entendant cette lecture biblique. Parce qu’il est question d’un serviteur qui, lorsqu’il rentre des champs, n’a pas le droit de se mettre à table mais doit encore préparer le repas, se changer, servir son maître et attendre que celui-ci soit repu, avant de pouvoir enfin se reposer, manger et boire à son tour.
Bien-sûr, ce texte a été écrit dans un tout autre contexte, à une époque ou il y avait encore des maîtres et des esclaves. Et lorsque Don Flavio vous l’applique, il prend un sens totalement différent. Celles et ceux que l’on pensait ou qui se croyaient les maîtres se révèlent des serviteurs et des servantes. Et ce sont les serviteurs et les servantes qui se font servir. Cela pourtant ne me suffit pas. Lue aujourd’hui, cette parabole provoque mon indignation. Je ne peux pas me résoudre à accepter un monde où les maîtres auraient tous les droits et où les serviteurs n’en auraient aucun. Je ne peux pas l’accepter, peu importe qui sont les maîtres et qui sont les serviteurs.
Mon indignation devient encore plus légitime si je reformule la question que l’auteur de l’évangile de Luc met dans la bouche de Jésus: «Qui d’entre vous, s’il a une employée ou un ouvrier ne l’exploitera pas au maximum pour son propre confort?» Posée ainsi, la question n’est plus rhétorique. C’est une vraie question qui implique forcément, définitivement de se désolidariser de la parabole et de répondre: «Qui? Mais moi!»! Moi, je ne veux pas exploiter les personnes que j’emploie. Moi je veux laisser mon employée ou mon ouvrier libre de son temps libre. Moi, je prépare moi-même mes repas ou je commande une pizza. Moi je n’exige pas des personnes que j’emploie plus que ce pour quoi je les paye.»
Et cette perspective vaut aussi pour vous qui avez été élu-e-s. Oui, vous êtes au service du peuple. Mais jusqu’à quel point? Cette question porte très concrètement sur le temps que vous devez consacrer à votre mandat. Je ne saurais le chiffrer, mais il me semble forcement et légitimement limité. Plus fondamentalement, elle porte aussi sur le type de service que vous devez rendre au peuple de ce canton. Devez-vous lui donner tout ce qu’il désire et sans attendre aucune reconnaissance? Je crois que non et je vais m’en expliquer dans un instant.
Mais tout d’abord, je dois te dire mon cher frère (ou « Philipe Bauer », ou « Monsieur le Président selon tout probabilité », ou « Maître », ou « Brutus » ou « Grand Bauer ») qu’en me proposant de prêcher lors de cette cérémonie solennelle, tu m’as fait un grand honneur mais tu m’as aussi causé du souci. Car c’est une lourde responsabilité que de s’adresser aux élu-e-s d’un canton où je ne vis plus depuis un certain temps.
Parce que je suis un théologien protestant et que j’imagine que c’est aussi pour cela que tu m’as choisi, il m’a semblé évident que je devais m’appuyer sur un texte biblique. Mais il m’a semblé tout aussi évident qu’il me fallait choisir un texte biblique qui puisse être fédérateur. Car tes collègues et toi venez de divers horizons politiques mais aussi, du moins je l’imagine, de différents horizons religieux, philosophiques ou spirituels. Tu m’as donc lancé un défi de taille, mais je crois pouvoir le relever avec un seul verset, un petit verset, un verset de l’évangile de Luc:
«Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le pour eux pareillement.» (Luc 6, 31)
Ce principe qu’on a l’habitude d’appeler la règle d’or ou l’éthique de la réciprocité présente l’avantage d’être partagé par de nombreuses traditions philosophiques et religieuses. La liste serait longue et je n’en donne que quatre exemples:
Confucius: «N’inflige pas aux autres ce à quoi tu n’aspires pas toi-même.» (Enseignement de la Voie du Milieu 13, 3)
Thalès: «Évite de faire ce que tu blâmerais les autres de faire.» (Diogène Laërce, Vie des Philosophes, I, 36
Le Talmud: «Ce qui t’est haïssable, ne le fais pas à ton prochain.» (Le Talmud, Shabbat, 31a)
Les Hadiths du Prophète: «Aucun d’entre vous n’est un véritable croyant tant qu’il n’aimera pas pour son frère ce qu’il aime pour lui-même.» (13e des 40 Hadiths de Nawawi)
Mesdames et Messieurs les membres du Grand Conseil et du Conseil d’État, je crois que cette règle d’or constitue un principe de gouvernement sur lequel vous pourriez vous entendre, aussi bien vous qui êtes rassemblé-e-s ici ce matin, que vos collègues qui sont resté-e-s à l’extérieur de la Collégiale. Mais que signifie-t-elle concrètement?
Imaginons que le maître de la parabole ait eu la sagesse, ou simplement l’humanité, d’appliquer la règle d’or dans les relations qu’il entretient avec son serviteur. Il se serait dit: «De quoi ai-je envie quand j’ai fini ma journée de travail? De me mettre à table, de manger et de boire!» Alors, il aurait renoncé à demander à son serviteur de lui préparer son repas. Il n’aurait pas exigé qu’il se change et qu’il le serve. Il aurait fait cela lui-même ou il aurait engagé un deuxième serviteur pour s’occuper des tâches domestiques. Et si son serviteur avait eu envie, un certain soir, de l’inviter a partager son repas, alors, il lui en aurait été reconnaissant, parce qu’il n’y a pas de serviteur quelconque et qu’il aurait fait pour lui ce qu’il n’était pas obligé de faire! C’est là ce qu’aurait fait un maître inspiré par la règle d’or. Et quant à ce que feraient des élu-e-s inspirés par la règle d’or, je vous laisse l’imaginer. Après tout, ce n’est pas moi qui ait été élu.
Mais j’aimerais aller ce matin encore un peu plus loin. Si la règle d’or me parait bonne, elle ne me semble pas parfaite. Elle pose des problèmes, des questions, notamment celui de l’universalisation du soi, de l’absolutisation de ses propres besoins, de ses propres désirs. Car la règle d’or établit le soi comme norme. Elle préconise de faire aux autres ce que j’aimerais qu’on me fasse, de ne pas faire aux autres ce que je n’aimerais pas qu’on me fasse. Mais mes valeurs ne sont pas forcément les leurs: qui me dit que l’autre aime ce que j’aime ou qu’il n’aime pas ce que je n’aime pas? Et les valeurs de l’un ne sont pas forcément celle de l’autre: comment pourriez-vous mettre d’accord quand cent vingt élu-e-s n’ont forcement ni les mêmes besoins, ni les mêmes envies?
Je prends un exemple totalement au hasard et hors du monde politique: Dois-je faire pour mon frère ce que j’aimerais qu’il fasse pour moi? Connaissant ses goûts et les miens, je ne suis pas certain qu’il trouverait que ce soit toujours une bonne idée. Comment le savoir? C’est étonnamment simple: il suffit que je réfléchisse à ce qu’il aime ou que je lui demande ce dont il a besoin ou ce dont il a envie. Ou alors, pas supplémentaire que recommande mon épouse, de lui demander pourquoi il en a besoin ou pourquoi il en a envie.
Ainsi, nous pourrions imaginer une «super règle d’or» ou une règle de platine dont la perspective ne serait plus centrée sur moi, sur soi, mais sur toi, sur l’autre. Sur ce dont l’autre a besoin, sur ce que l’autre veut, aime, espère, attend. Elle s’énoncerait ainsi: «Au minimum, ne fais pas aux autres ce qu’ils n’aimeraient pas que tu leur fasses. Au mieux, fais aux autres ce qu’ils aimeraient qu’on leur fasse.» Et ce serait certainement un bon principe de gouvernement.
Mais la règle de platine serait-elle meilleure que la règle d’or? Voilà qui pourrait se discuter. Pour ma part, si j’aime cette perspective centrée sur l’autre, je crois cependant important de conserver les deux règles d’or et de platine. Car il convient d’être tout à la fois centré sur ses propres besoins, sur ses propres désirs et sur les besoins, sur les désirs des autres. En tant qu’élu-e-s de la République et canton de Neuchâtel, il est certes nécessaire que vous vous mettiez au service de la population neuchâteloise et que vous répondiez à ses besoins, à ses désirs, à ses attentes, à ses espoirs. Mais vous ne devez pas pour autant négliger vos propres besoins, vos propres désirs, vos propres espoirs, vos propres convictions. Car vous n’êtes pas là seulement pour faire ce que le peuple désire, mais aussi ce que vous estimez bon ou juste pour lui, y compris parfois et si nécessaire contre sa volonté.
Mesdames et Messieurs les membres du Grand Conseil et du Conseil d’État, je ne prétends pas que ces deux règle d’or et de platine vous permettront de relever tous les défis qui vous attendent. Mais avec la notion de service, elles pourraient être un principe commun qui guidera votre action pendant les quatre prochaines années. Et que vous pourrez mettre en œuvre, avec l’aide de Dieu.
Amen.