Dans tout ce qui a été dit ou écrit à propos de la Charte des valeurs québécoises, j’avais négligé les propos de Charles Taylor reportés par Katia Gagnon dans la Presse du 10 septembre. Il y disait notamment:
« Le gouvernement sera très ouvert au patrimonial pour les Québécois, mais très fermé pour les autres religions. C’est extrêmement injuste. C’est une neutralité truquée. C’est du deux poids, deux mesures », s’exclame le philosophe.
« C’est une vision ethnocentrique de la religion. Les religions ne sont pas toutes les calques de la religion catholique. Si on est sikh, c’est l’essence même de la religion que de porter un turban. Du point de vue d’un sikh, l’État ne sera pas neutre. »
Une déclaration venant de l’Église unie du Canada par le Synode Montréal Ottawa m’a rappelé les propos du philosophe. Prenant position à propos de la charte, le Synode a rédigé une lettre ouverte à Pauline Marois où il affirmait notamment:
« Nous constatons la douleur de nos voisins et de nos amis qui se sentent ostracisés sur la place publique à la suite des restrictions proposées quant au port de symboles religieux. Nous voulons que ces femmes et ces hommes se sentent libres de vivre leur foi avec intégrité non seulement en privé dans leurs foyers mais aussi dans les rues et les milieux de travail, citoyens égaux de notre province et de notre pays. »
Charles Taylor a totalement raison. À un détail près. Il aurait dû dire « les religions ne sont pas toutes les calques du protestantisme » plutôt que du catholicisme. Car la neutralité est effectivement truquée, mais c’est en faveur des Protestants qui ne sont absolument pas concernés par les dispositions de la Charte projetée. Les Catholiques quant à eux doivent au moins se prononcer sur ce qu’il convient de faire du crucifix de l’Assemblée nationale. Mais les Protestants n’arborent pas de signes distinctifs et s’ils en portent (une croix huguenote autour du cou ou un poisson sur un pare-choc), ils sont rarement ostensibles et encore moins ostentatoires. La Réforme protestante s’est d’ailleurs faite en bonne partie contre l’imposition de signes extérieurs (vêtements, nourritures etc.), au nom des convictions intérieures. Elle a décrété les signes extérieurs insignifiants en les réduisant au rang d’adiaphora, de choses sans importances. Elle affirme: ce qui compte, aux yeux de Dieu, ce n’est ni la manière dont je m’habille, ni ce que je mange ou que je ne mange pas. La seule chose importante (l’essentiel de la foi et l’essence de la religion) c’est que je mette ma confiance en Dieu et en lui seul! Peu importe que je veuille arborer des signes religieux ou que je préfère n’en pas porter.
(Glose interlinéaire: c’est bien là ce qui me fait devenir le protestant que je suis ou qui me fait assumer le hasard de mon protestantisme de naissance: j’y trouve une religion qui favorise la liberté religieuse dont j’ai à la fois envie et besoin.)
Cet arrière-fond théologique me fait d’autant mieux apprécier la lettre ouverte du Synode Montréal Ottawa. Elle vient à point nommé pour signifier (et signifier de manière ostentatoire) que dans cette discussion autour des valeurs québécoises, les Protestant-e-s ne parlent pas pour eux-mêmes. Si le Synode Montréal Ottawa s’insurge contre cette Charte projetée, c’est qu’il partage « la douleur de nos voisins et de nos amis » (ils, elles sont aussi les miens, les miennes). Ce sont eux et ce sont elles que l’adoption d’une Charte de la laïcité ferait souffrir. Pas l’Église Unie du Canada, ni les Protestant-e-s, à peine les Catholiques. Mais les Sikhs qui portent le pagri, les Musulmanes qui portent le hijab, les Juifs qui portent la kippa (et curieusement pas les Musulmans qui portent une kamis et une chachia ni les Juives qui portent une perruque). Et les Protestant-e-s qui forment le Synode Montréal Ottawa affirment ce que leur conviction leur dicte. Ils, elles soutiennent celles et ceux qui pâtiraient de l’adoption d’une telle Charte, peu importe qu’ils, elles ne partagent pas la conviction protestante de l’insignifiance des signes extérieurs.
Mais il faut aller plus loin. Car, même en protestantisme, tout n’est pas insignifiant, adiaphora, chose sans importance. Même en protestantisme, certains comportements relèvent de « l’essence même de la religion » ou du « statis aut cadentis ecclesiae » (de ce qui fait que l’Église tienne ou tombe) en termes théologiques. Je pense par exemple aux Anabaptistes zurichois noyés dans la Limmatt aux 16e et 17e siècles parce qu’ils refusaient de porter des armes et de prêter serment à l’État (et de baptiser les enfants, ce qui permit au Réformateur Huldrich Zwingli ce jeu de mot très douteux: « ils ont péché par l’eau, ils périront par l’eau! »); à Marie Durand (1711-1776) refusant d’abjurer sa foi protestante tout au long de ses 38 années d’emprisonnement dans la Tour de Constance à Aiguës-Mortes; à Dietrich Bonhoeffer (1906-1945) pendu pour avoir pris part à un complot contre Hitler. Dans trois situations différentes, face à trois autorités différentes, les Anabaptistes zurichois, Marie Durand et Dietrich Bonhoeffer ont jugé que leurs convictions, cette essence même de leur foi, primait sur leur obéissance à l’Etat. Que leur fidélité envers Dieu passait avant leur fidélité envers l’Etat. Et tous les trois en ont payé le prix fort, tous les trois en ont assumé toutes les conséquences, jusqu’à la prison pour l’une, jusqu’à la mort pour les autres.
Ces exemples paraissent extrêmes? Évidemment qu’ils le sont. Et je les ai précisément choisis parce qu’ils témoignent que la neutralité de État est truquée. Dans des sociétés occidentales, largement inspirée par la culture chrétienne et parfois spécifiquement protestante (nonobstant le fait qu’un État se déclare laïc), il n’est pas très difficile d’être protestant et, plus largement d’être chrétien. Ainsi, pour ne donner qu’un seul exemple, le calendrier utilisé au Québec n’est pas religieusement neutre. En faisant du dimanche un jour férié, en incluant deux fêtes chrétiennes (Vendredi saint ou lundi de Pâques et Noël) parmi les huit jours fériés, chômés et payés au Québec, il favorise le christianisme et facilite la vie des Chrétiens. Sauf exception, travailler dans la fonction publique n’empêche pas de participer à la messe, au culte ou à la divine liturgie, de fêter Pâques ou Noël. De manière plus générale, les Chrétiens québécois n’ont pas besoin de faire des concessions importantes pour pouvoir vivre selon leurs convictions.
(Autre glose interlinéaire: je n’ignore pas qu’il existe une frange du protestantisme, surtout évangélico-conservatrice, qui réclame des accommodements que je juge déraisonnables, par exemple l’enseignement d’un créationisme littéralement biblique à côté, ou souvent à la place, de la théorie de l’évolution. Mais c’est là une autre question. Et, glose dans la glose, c’est aussi pour cela que je n’adhère pas à un tel protestantisme.)
On me dira peut-être que l’effort que le Québec demande aux Sikhs, aux Musulmanes et aux Juifs est un accommodement raisonnable, un accommodement, cette fois-ci, de leur religion aux valeurs fondamentales du Québec qui les accueille. On me prendra peut-être au mot et l’on me dira qu’il faut que les Sikhs, les Musulmanes et les Juifs soient prêt à assumer les conséquences de leur conviction. On me dira que si le pagri, le hijab ou la kippa relèvent de « l’essence de leur religion », s’ils ne peuvent les ôter sans s’estimer infidèle à Dieu, alors il leur suffit de renoncer à travailler dans la fonction publique, puisque le Québec ne leur demande rien de plus. Mais comme le dénonce le Synode Montréal Ottawa de l’Église Unie du Canada, ce serait déjà discriminer « des citoyens égaux de notre province et de notre pays » sans pour autant, comme le dénonce Charles Taylor, garantir la neutralité religieuse de l’État.
Est-ce que le Québec aurait là quelque chose à gagner?