Dans son ouvrage Pop Théologie Mark Alizart, né le 14 avril 1975 à Londres (pour Marie-Louise Arsenault), philosophe et « acteur de la vie culturelle française » (selon Wikipedia), défend la thèse que « notre postmodernité relève d’un mouvement de Réveil de la foi: celui qui vit le dix-neuvième siècle se passionner pour la Réforme, cinq siècles après Luther » (quatrième de couverture). Il l’étaye en montrant combien les penseurs et la pensée de la modernité et de la postmodernité ont été inspirés par les protestantismes, par le méthodisme en particulier. Je n’y croyais pas non plus. Et c’est pour ça que j’ai acheté, lu et relu ce livre long, précis, convaincant et difficile tout à la fois. (Honnêtement, je ne suis pas sûr d’avoir tout compris, mais l’Université m’a appris à faire semblant.) Pour compléter ma présentation de l’ouvrage dans l’émission de Radio-Canada « Plus on et de fous, plus on lit », j’ai rédigé deux articles sur ce qui concerne la modernité d’abord, sur la postmodernité ensuite.
La modernité (1750-1870)
Si la modernité se comprend comme un « désir de protestantisme » (25), c’est qu’elle en a besoin; car les modernes sont des révolutionnaires qui renversent autorité et loi; mais ils sont aussi des angoissés qui doutent de pouvoir vivre sans autorité et sans loi; or le protestantisme les légitime et les rassure; il « garantit que la moralité et l’épanouissement personnel peuvent fleurir là même où l’autorité est renversé, où le sens est perdu » (33).
Martin Luther (né à Eisleben, le 10 novembre 1483) l’avait déjà dit: obéir à la Loi, voilà le péché; il faut donc accepter de lâcher prise, se confier à la bonté de Dieu; il faut se consacrer corps et âme à sa vocation, ne s’occuper que de ce qui importe: « les affaires de la maison, la vie de la paroisse, le travail » (33). Et si Jean Calvin (né à Noyon, le 10 juillet 1509) avait rétabli une Loi Morale, mais minimale: aimer Dieu et son prochain, c’était pour libérer « une quantité d’énergie » mise au service de l’évangélisation mais aussi du « service public, qu’il s’agisse de l’enseignement, de l’armée ou de l’administration » (56).
Quand la Loi revient en force, lois morales, lois civiles, lois économiques, lois ecclésiales, « comptabilité religieuse et rationalité calculante » (43), loi totalisante, « cage d’acier » (59), c’est encore le protestantisme qui permet de sortir des impasses du protestantisme; il faut encore réformer, c’est-à-dire ajouter encore plus de protestantisme au protestantisme; mais un autre protestantisme, un protestantisme plus pieux, plus intense, plus intérieur et plus sentimental, le protestantisme des Réveils, le protestantisme de John Wesley (né à Epworth, le 17 juin 1703); proposant « un salut tangible, sensible, corporel, sonnant et trébuchant, qui permet d’échapper à la malédiction de la mécanisation et à la paupérisation non seulement matérielle, mais spirituelle qu’elle entraîne » (59), le méthodisme se répand comme une traînée de poudre, de son Angleterre natale vers l’Allemagne, la Suisse et la France, les États-Unis d’Amérique qu’il conquiert en un rien de temps; c’est qu’il apporte ce dont l’époque a besoin: la réhabilitation du Moi que luthéranisme et calvinisme avaient jugé haïssable; il faut découvrir son Moi, le rechercher, l’entretenir son moi; la formation de l’intériorité devient la vocation de l’être humain, le « self-made-man » son idéal; et cette sensibilité méthodiste déborde le cadre de la religion; sous sa forme culturelle, le romantisme, elle imprègne toute la culture.
Tournant cependant, le protestantisme continue à servir de matrice, mais pour penser un autre objet; non plus le ciel mais la terre, non plus rapport à Dieu mais le rapport au monde; mais c’est toujours la foi, la foi contre la Loi, qui le caractérise; Georg Wilhelm Friedrich Hegel (né à Stuttgart, le 27 août 1770) en est l’exemple parfait; pour lui, « le salut dépend de notre capacité à mieux penser, et non pas seulement à mieux vouloir » (84); et mieux penser, c’est lâcher prise; mieux penser, c’est refuser de séparer le monde de l’être humain, oser la subjectivité; mieux penser, c’est renoncer à l’objectivité, renoncer à prétendre accéder « à la chose même » (85), renoncer à penser hors de l’histoire; et mieux penser, c’est « se satisfaire du fait que le monde est tel qu’il est » (87), y voir « celui qui était désiré depuis le début » (90); et mieux penser, c’est pour l’être humain « reconnaître dans les lois qui le règlent les lois de sa propre pensée, de son propre vouloir » (87). Aux États-Unis aussi, le protestantisme devient une méthode; toujours la foi, mais la foi en Soi: « Trust thyself! », selon l’impératif de Ralph Waldo Emerson (né à Boston, le 25 mai 1803); alors que la Loi revient, en plus fort, celle des statistiques, celle de l’évolution des espèces, il y a devoir de croire; à partir de la non-liberté, il faut croire, mais croire à la liberté; car « croire au salut mais aussi plus simplement, croire à la liberté, est la meilleure manière de le faire exister » (101).
Il est beaucoup question de pensée et de penseurs, mais ce protestantisme façonne aussi le style de vie des sociétés modernes: les loisirs, en vertu du principe protestant luthérien que le travail est une vocation et du principe méthodiste que le « travail de soi » est devenu « le seul travail acceptable, théologiquement significatif » (111); la prison comme lieu de rédemption par l’isolement qui contraint au travail sur soi; la nécessité de jouir et de contrôler sa jouissance, alcoolique ou sexuelle; le corps: sport, naturisme, cure thermale; la femme « ultime invention de l’époque » qui devient « un homme nouveau comme les autres » (126); et l’art aussi, l’art parce qu’il est formation, au sens premier de création, l’art, à condition « qu’il n’ait aucun intérêt » (132), l’art pur, l’art pour l’art, le formalisme, le style et le style uniquement; et le travail enfin, le travail qui n’est plus une fin mais un moyen, le travail qui doit « au moins être un moment plaisant » (146).
Demain: La postmodernité est protestante.
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