Après sa subordonnée hypothétique «Si Dieu existe», Joann Sfar n’ajoute rien. Pas même trois points de suspension.
«Le carnet s’appelle Si Dieu existe. Je me suis dit qu’avec un titre aussi con, j’allais attirer du monde. »
Et d’ailleurs:
À 43 ans, Joann Sfar devrait avoir tout pour être heureux : ses bandes dessinées ont du succès – lire notamment sa série Le chat du Rabbin –, ses films ont du succès – voir notamment son Gainsbourg (Vie héroïque), – il collabore au Huffingtonpost.fr et il publie Si Dieu existe, son onzième carnet, un mélange de dessins (des crobars !) et de textes manuscrits où «il évoque son quotidien, sa famille, ses passions, ses coups de foudre et ses coups de gueule» et il «est en bonne santé». Seulement voilà, « il y a un an, [il] s’est séparé», « il y a six mois [son] papa est mort», et puis le 11 janvier 2015, «l’anniversaire de la mort de [sa] mère», «c’était le défilé pour les copains de CHARLIE HEBDO» (p. 6).
Il me semble que, dans ce contexte personnel et collectif, Joann Sfar met en évidence ce qui dans le quotidien fait changer le cours des choses: pour lui, pour les musulmans, pour la France. Serait-ce ce qui pourrait faire que «Dieu» existe? J’y reviendrai en conclusion.
Qu’est-ce qui change le cours des choses?
Pour Joann Sfar:
- Esther qui le «sauve» en lui suggérant de se mettre à la capoeira.
- Les chansons de Charles Trenet, un Big Band qui joue du jazz qui l’aident à pleurer.
- La beauté des mannequins qu’il connaît, qu’il dessine et qui «ont toutes un côté premières de la classe.» (p. 87)
- Marceline Loridan (86 ou 87 ans), une rescapée d’Auschwitz qui veut «parler du nazisme d’aujourd’hui.» (p. 200)
- Sa «capuche de racaille» qui le «protège de la pluie.» (p. 221)
Pour les musulmans:
- Des «voix musulmanes» venant «du Golfe» et disposant «de beaucoup de pétrodollars» qui peuvent apaiser l’islam (p. 16).
- La génération future qui «aura soif d’émancipation.» (p. 127)
- Un musulman qui «dit: “Le blasphème, c’est pas ma culture. Mais je suis ulcéré qu’on tue”.» (p. 193)
Pour la France (sous la forme d’un vœu ou d’un devoir):
- Que «ce pays» parvienne à «créer pour ses enfants une cause plus attractive que l’islam fondamentaliste.» Car «la République aussi […] c’est une grande religion» (p. 70)
- Qu’elle reste «un pays où la liberté des uns n’est pas limitée par la croyance des autres.» (p. 125).
Qu’est-ce qui peut changer le cours des choses (ou de qui «Dieu» est-il le nom)?
- Les idées: «En France, grâce aux grecs, grâce à Spinoza, grâce aux Lumières, nous habitons les habitants du ciel des IDÉES. Nous savons que ces dieux, les IDÉES, sont des outils pour appréhender le monde. Ces éléments sont sacrés à mes yeux mais chacun a le droit de s’en emparer, de les discuter, de les nier ou d’en rire.» (p. 27)
- Les personnages imaginaires que Joann Sfar se crée en vis-à-vis: le chat du Rabbin qui l’aide à dessiner… le chat du Rabbin; un corbeau qui «incarne à la fois [son] chagrin et aussi les ailes noirs des bigots.» (p. 40); un rabbin de sexe féminin («my own private Rabbi… with benefits») inspirée par Barbara Streisand, qui «couche avec [lui] dans ses dessins et à qui [il] parle tout le temps.» (p. 110-117).
- Et Dieu! Quel Dieu? Ce Dieu!
«Las de prier mon amour du prochain, je rêve simplement d’un peu de justice divine. Ce Dieu dont on m’a dit pendant toute mon enfance qu’il punissait les méchants, où est-il? Je n’ai pas besoin, dans mes moments de désarroi, du Dieu absent et en creux de Levinas. Je veux le Dieu des petits enfants, avec une barbe de Père Noël, une main qui caresse et aussi une panoplie de Batman au cas où on le ferait vraiment chier.» (p. 205)
Peut-on faire quelque chose dans le cours des choses?
Faire confiance: «La foi peut se concevoir sans Dieu, sans corpus religieux. Elle tient dans cet espoir qui rend la vie paisible: Lorsque je ferai un pas en avant, la terre ne se dérobera pas sous mes pieds.» (p. 68)
«Parvenir à sortir d’une lecture religieuse du monde.» Mais «ça n’arrivera pas. Pardon. […] Je rêve que les fondamentalistes abandonnent leurs croyances et il se produit l’inverse: par désespoir, c’est moi qui me remets à faire des prières.» (p. 204)
Et peut-être, mais c’est l’ajout du pasteur qui sommeille en moi, faire advenir Dieu aux autres, sinon le faire exister (comme Levinas, je crois en un Dieu absent et creux; en ce sens, il «n’existe» pas). Comme un certain chat, comme un certain corbeau, comme une certaine rabbin… Comme un certain Joann Sfar!
Et de toutes façons: