Pandémie de coronavirus: une théologie de l’incertitude et de l’impuissance.

Invité à intervenir dans la Journée du Service santé et solidarité de l’Église évangélique réformée du canton de Vaud, je partage sur mon blogue le texte de mon intervention.


Le christianisme, ou plutôt un certain christianisme n’est pas toujours tendre avec la paralysie et celles et ceux qui sont paralysé·es. Il fait du « koum ! », « lève-toi ! », de cet ordre donné aux prophètes de la Bible juive, du « talitha koum ! », « jeune fille, lève-toi ! » que Jésus commande à une jeune fille de douze ans qui semble morte, du « lève-toi, prends ton grabat et marche ! » que Jésus adresse à un paralytique l’un des cœurs de l’Évangile. Mais l’ordre s’adresse à des prophètes qui peuvent se lever, à une jeune fille, à un homme que Jésus rend d’abord capables de marcher. Mais nous, nous répétons comme une évidence, comme une vérité : « être chrétien·ne, c’est être debout ! » ou, et : « être chrétien·ne, c’est être en marche ! ». Et le christianisme ne se contente pas de le dire, il impose de le faire. Culte après culte, la liturgie nous fait faire, encore et toujours : « levons-nous pour recevoir la bénédiction du Seigneur ! » Comme si rester assis·e devait priver de bénédiction, comme si être couché·e pouvait retrancher des rangs des personnes bénies.

Et je partage exactement les mêmes stéréotypes. Quand je cherchais l’auteur de la formule célèbre « la gloire de Dieu, c’est l’homme debout », voulant finement ajouter : « Et tant pis pour la femme assise, à genoux, accroupie ou couchée », j’ai découvert en même temps qu’elle était d’Irénée, évêque de Lyon, et qu’il ne l’avait jamais formulée. Car Irénée a plutôt écrit quelque chose comme « la gloire de Dieu c’est l’homme vivant ». Que l’on confonde, que je confonde « être debout » et « être vivant·e » dit quelque chose du regard négatif que le christianisme pose et que je pose sur la paralysie et les personnes paralysées.

Mettons donc les choses au point !

Faire confiance au Dieu de Jésus-Christ, c’est être convaincu que Dieu aime autant les personnes paralysées que celles qui ne le sont pas, que celles qui le sont moins. Je le crois, mais je ne le sais pas. Et je ne le sais pas, car je ne le sais pas par expérience. Je ne suis ni paraplégique ni hémiplégique. Ma seule expérience à peine proche d’une paralysie, c’est ma crise d’appendicite et les quelques jours qui ont suivi mon appendicectomie. Ce qui ne me donne aucun droit de parler de ce que je ne connais pas. Mais ce qui ne m’empêche pas de le croire : faire confiance au Dieu de Jésus-Christ, c’est être convaincu que Dieu aime autant les personnes paralysées que celles qui ne le sont pas ou celles qui le sont moins.

D’où mon espérance : que l’on soit paralysé·e ou non-paralysé·e n’a aucun impact ni sur la quantité ni sur la qualité de la foi. On peut être paralysé·e et compter sur Dieu. On peut être non paralysé·e et compter sur Dieu. On peut être paralysé·e et ne pas lui faire confiance, être non paralysé·e et ne pas lui faire confiance. Que l’on soit ou ne soit pas paralysé·e, on est à la fois juste et pécheresse ou pécheur. Que l’on soit ou ne soit pas paralysé·e, Dieu nous accueille comme on est. Et que l’on soit ou ne soit pas paralysé·e, l’Évangile propose, selon la phrase attribuée à Paul Tillich, que l’on accepte d’être accepté·e comme on est !

Mais l’espérance ne me rend pas naïf. Par empathie, je suis capable d’imaginer qu’être paralysé·e impacte la foi. Que l’on puisse ou ne puisse pas bouger ses jambes ou ses bras conditionne ou infléchit certainement la relation avec Dieu et par conséquent la relation avec soi-même, avec les autres, avec le monde. La foi, la foi mûre, celle qui permet de vivre sa vie, de faire confiance et de se montrer fidèle n’est jamais absolue. Elle est toujours relative, toujours dépendante d’une situation, issue d’un contexte géographique et social, d’une histoire personnelle. La foi d’une personne paralysée n’est pas forcément celle d’une personne qui ne l’est pas.

Je vous semble peut-être loin de l’impact de la COVID-19 sur la société. Mais en fait, je ne le suis pas tellement ! La preuve en vidéo :

Car ce qui vaut pour les individus vaut aussi pour la société. Faire confiance au Dieu de Jésus-Christ, c’est être convaincu que Dieu agit tout autant dans une « société handicapée » que dans celle qui ne l’est pas ou celle qui l’est moins. Plutôt qu’une « société handicapée », j’avais prévu écrire « une société paralysée ». Mais, par respect pour les personnes paralysées, j’y ai renoncé. Et je n’aurais pas utilisé « handicapée » si l’association APF France handicap n’avait pas fait le parallèle avant moi. Car depuis le début de la pandémie de la COVID-19, nos sociétés n’ont jamais été paralysées. Et qui prétend le contraire se trompe ou se ment.

Il est vrai que la peur du coronavirus et la crainte de la loi ralentissent la société. Elles limitent les relations, les rencontres, les contacts et les déplacements. Elles empêchent de travailler, d’étudier, de jouer, de chanter, de créer, de célébrer, de se réjouir et de pleurer. Elles dérangent la vie amoureuse, la vie amicale, la vie sociale. Elles confinent, elles ralentissent, elles limitent, elles empêchent, elles dérangent, mais elles ne paralysent pas. Et ce serait faire insulte aux personnes paralysées que de prétendre la société paralysée. Handicapée, oui, paralysée, non !

Le christianisme, ou plutôt un certain christianisme n’est pas toujours tendre avec cette crainte du coronavirus et les lois qu’elle a inspirées. Il leur reproche de paralyser la société, pire de paralyser l’économie par peur de la mort. Une peur qu’il tient pour illégitime, puisque Pâques et l’espérance d’une résurrection l’auraient rendue vaine. Une peur que l’espérance d’un au-delà, que l’espérance d’un monde à venir priverait d’objet. Une peur de la mort que la foi chrétienne interdirait, peut-être la peur de sa propre mort, surtout la peur de la mort des autres.

Ce christianisme n’est pas plus tendre quand la crainte que les Églises deviennent des foyers de contamination conduit à limiter leurs activités. Il réclame pour elles des droits exclusifs que justifierait un statut d’exception. Mais il n’est pas tendre non plus avec les Églises elle-mêmes des Églises auxquelles il reproche de s’être elles-mêmes autoparalysées. Elles auraient plus craint la mort qu’elles n’auraient eu foi en la résurrection. Et elles auraient eu tort. Funeste théologie, funèbre christianisme que je reconstruis ainsi :

  1. Pour le christianisme, la mort n’a pas le dernier mot.
    • Or les Églises ne peuvent pas ou n’osent pas le dire.
    • Donc les gens ont peur de la mort.
    • Donc ils se protègent.
    • Et donc ils paralysent l’économie et la société.
  2. Mais si les Églises osaient parler de résurrection, d’au-delà et de monde à venir…
    • Alors, les gens n’auraient plus ou auraient moins peur de la mort.
    • Donc ils ne se protégeraient pas ou moins.
    • Et ni la société ni l’économie ne seraient paralysées.

Ce drôle de christianisme, cette funeste théologie ordonne à la société comme à l’Église, le « koum  ! » biblique adressé aux prophètes, au paralytique, à la jeune fille de douze ans. Il impose à la société comme à l’Église de se lever pour recevoir la bénédiction. Il postule que la gloire de Dieu c’est une société, que c’est une Église debout. Il les veut en marche, en marche quoi qu’il en coûte, quoi qu’il en coûte sur une facture qui se règle en vies, pas en argent. Mais la Bible juive ordonne « koum ! » à des prophètes qui peuvent se lever. Mais Jésus rend le paralytique et la jeune fille capables de marcher avant de leur ordonner de le faire. À quoi bon demander à une société, à une Église de se lever, de marcher quand elle ne le peut pas, quand elle ne le peut plus ?

Comme si Dieu n’agissait pas aussi dans une société confinée, ralentie, limitée, empêchée et dérangée. Comme si Dieu n’agissait pas aussi par une Église confinée, ralentie, limitée, empêchée et dérangée. Comme si une société et une Église handicapées étaient le signe d’une société et d’une Église qui ne faisaient plus confiance à Dieu. Pire, comme si Dieu n’aimait pas aussi une société et une Église handicapées.

D’où mon espérance : que la société et l’Église soient ou non confinées, ralenties, limitées, empêchées et dérangées n’a aucun impact ni sur la fidélité de Dieu ni sur la confiance que société et Églises peuvent lui faire. Dieu les accueille comme elles sont. Et l’Évangile leur propose d’accepter d’être acceptées comme elles sont.

Mais l’espérance ne me rend pas naïf. Par expérience, je sais que des confinements, des ralentissements, des limitations, des empêchements, des dérangements impactent la foi. Que l’on puisse ou ne puisse pas se rencontrer, se contacter, se déplacer, travailler, étudier, jouer, chanter, créer, célébrer, se réjouir, pleurer, aimer conditionne ou infléchit certainement la relation avec Dieu et par conséquent la relation avec soi-même, avec les autres, avec le monde.

Dans une société handicapée, je crois par expérience que la foi, la foi mûre, celle qui permet de vivre sa vie, de faire confiance et de se montrer fidèle, est celle qui me fait accepter l’impuissance et l’incertitude, dimensions inhabituelles, incongrues, souvent ignorées, souvent refoulées de notre fragilité, de notre vulnérabilité.

Car nous croyions que tout était possible. Nous nous pensions des personnes savantes. Nous nous retrouvons à ne rien pouvoir planifier ni prévoir ou presque rien, ou pas grand-chose. Nous n’avons pas d’autres choix que d’accepter qu’un moins que rien, qu’un non-humain être, qu’un simple virus devienne maître du temps, maître de notre temps.

Nous nous pensions des personnes puissantes. Nous nous retrouvons à ne rien pouvoir faire, ou presque rien, ou pas grand-chose ou seulement ce que nous devons, ou seulement ce qui nous est imposé. Nous réagissons, plus que nous n’agissons. Nous aurions envie de faire plus, de faire mieux. Ne serait-ce qu’autour de nous, dans notre famille, dans notre travail. Nous aimerions faire du bien malgré tout, changer les choses, au moins un peu. Et nous ne pouvons pas, ou ne pouvons que peu. Nous aimerions faire et nous réalisons que tout ce que nous pouvons faire, c’est ne pas faire ou ne presque rien faire : être présent·e, donner de l’attention, un geste, une pensée, un mot, sourire avec les yeux. Et que ce presque rien peut faire déjà beaucoup. Nous ne pouvons rien faire, mais nous attendons, mais nous exigeons que d’autres en fassent plus, que d’autres fassent mieux : prendre de plus lourdes responsabilités, effectuer des heures de travail en plus, faire plus d’efforts, montrer plus de souplesse, développer plus de créativité. Et nous attendons que beaucoup fassent pareils, fassent autant avec moins : moins de santé, moins d’argent, moins de travail, moins de liberté, moins de possibilités.

D’où mon une espérance : que nous puissions ou ne puissions pas, que nous sachions ou ne sachions pas, nous avons toutes et tous exactement la même valeur. Nous avons toutes et tous exactement la même valeur, que nous acceptions notre impuissance et notre incertitude ou que nous les nions. Il me paraît alors préférable de accepter incertitude et impuissance, de s’accepter, de s’accepter comme on est et d’accepter d’être accepté·e comme on est, avec nos pouvoirs et nos limites, avec nos certitudes et nos doutes.

Ma propre logique théologique serait donc plutôt celle-ci :

  1. Les gens ont peur de la mort.
    • Donc ils se protègent.
    • Donc ils réduisent les échanges, y compris économiques.
    • Donc le coronavirus circule moins.
    • Donc moins de gens souffrent et meurent.
  2. Et comme le christianisme reconnaît la souffrance de la mort et la douleur du deuil.
  3. Les Églises accompagnent les êtres humains qui en ont envie ou besoin.

Et je donne raison à Irénée, contre la manière dont il est reçu, y compris par moi. Que nous soyons couché·es, à genoux, accroupi·es, assis·es ou debout, et même quand la société est confinée, ralentie, limitée, empêchée et dérangée, la gloire de Dieu c’est l’être humain vivant, la gloire de Dieu c’est que l’être humain vive. Et nous faisons rayonner cette gloire chaque fois que nous contribuons à donner, à maintenir, à préserver la vie.

Même si nous ne sommes pas certain·es du bien que nous pourrions faire, même si nous ne sommes pas certain·es de pouvoir faire le bien que nous devrions faire, essayons quand même, essayons malgré tout ! Faisons simplement de notre mieux, tant quand nous faisons ce que nous pouvons faire qu’en ne faisant pas ce que nous ne pouvons pas faire ! C’est déjà beaucoup.

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