Théologien du ventre

Peut-on établir une relation avec Dieu par l’intermédiaire de son ventre ? La question vous choque, rassurez-vous, elle m’aurait semblé grotesque jusqu’au jour où j’ai découvert en Polynésie que la relation que l’être humain établit avec Dieu pouvait aussi passer par la création, c’est-à-dire par la consommation des aliments que Dieu donne ! Alors, je me suis dit : « Devant Dieu, les oreilles valent-elles vraiment plus que l’estomac et la parole plus que la nourriture ? La réponse était négative. Alors je me suis instauré : « théologien du ventre » !

Théologie

La relation que les êtres humains entretiennent avec Dieu se manifeste forcément dans des signes humains. Et même si la vérité était ailleurs — dans une relation immédiate avec Dieu — une tierce personne ne pourrait jamais la découvrir que dans des artefacts théologiques à la fois nécessaires et ambiguës, des productions humaines tentant de l’exprimer. Dans cette perspective, la théologie est un discours de second ordre. De une, elle interroge les signes et les artefacts pour retrouver la relation à Dieu qu’ils expriment. De deux, elle définit les conditions et les règles régissant la production de nouveaux signes et de nouveaux artefacts. Ainsi, le théologien doit analyser les cultes pour comprendre quelle relation à Dieu ils instaurent et proposer une forme qui exprime plus adéquatement la relation à Dieu qu’il juge féconde.

Parmi tous les signes possibles, la théologie protestante s’intéresse surtout et avant tout aux signes du langage, aux discours oraux et écrits : la Bible, bien sûr, les discours théologiques — imprimés ou prononcés —, la littérature, etc. À ces compétences traditionnelles, elle ajoute — de plus en plus — l’interprétation des signes visuels, œuvres d’art et architecture en particulier. C’est bien ! Mais c’est un peu… peu ! La théologie s’occupe trop rarement des signes que l’on sent, que l’on goûte ou que l’on touche. Et pourtant, ils existent ! Le christianisme est aussi une histoire d’odeurs, de goûts et de matières. Comme les livres et les discours, comme les tableaux et les temples, ils concourent, à faire de nous les chrétiens que nous sommes — ou ceux que nous ne sommes pas ! Pas besoin d’exemples, chacun ravivera ses propres souvenirs…

Ventre

Les saveurs, je le confesse, ont non seulement contribué à faire de moi le chrétien que je suis, mais elles sont en train de faire de moi un théologien que je n’étais pas. Comment ? Dans une anamnèse totalement subjective et évidemment reconstruite, je crois que mon « chemin de Damas » à moi, ce furent les six ans que j’ai passé en Polynésie française. C’est là—bas que j’ai pris conscience du rôle de la nourriture, peut—être par l’absence de mes repères culinaires suisses, sûrement dans les repas communautaires de l’Église évangélique de Polynésie française, plus fondamentalement par la découverte d’une théologie polynésienne qui perçoit la révélation de Dieu non pas comme une parole pour les oreilles, mais comme une nourriture pour le ventre.

Faut—il vraiment convaincre le lecteur que la relation à Dieu s’exprime — aussi — dans des signes alimentaires ? Si nécessaire, je peux le faire ! Dans une petite fiction (Le protestantisme à table, Labor et Fides, 2000), j’ai rappelé l’importance de la nourriture dans les récits bibliques. Prenez le temps de lire les Évangiles et vous verrez que Jésus passe un temps fou à table. Certes, rétorqueront les esprits chagrins, il s’agit là de textes sur les aliments, qui ne peuvent suffire à nourrir leurs hommes. C’est vrai, mais ça s’explique. (1) Les livres se conservent mieux que les aliments qui sèchent ou pourrissent. Mieux vaut aujourd’hui lire le récit de la soupe aux lentilles, qu’en goûter les restes ! (2) Le savoir se partage plus facilement que la nourriture : consommer un aliment c’est le détruire. Il faut être Jésus pour multiplier les pains, mais multiplier le savoir est à la portée de tous. Pourtant, Dieu soit loué, les théologiens ne sont pas condamnés à lire et à écrire. Comme l’a écrit Michel Serres, le christianisme ne se satisfait pas de parler des repas de Jésus. Les philosophes glosent sur le dernier banquet de Platon, les chrétiens partagent le dernier repas de Jésus, dimanche après dimanche, depuis 2000 ans : eucharistie, (Sainte-) cène, communion, etc. On lit et l’on mange ; on écoute et l’on boit.

Théologie du ventre

Considérons la première tâche de la théologie, l’analyse des artefacts chrétiens existants et tentons de comprendre ce qu’elle signifie pour des signes qui se mangent.

Le premier pas, c’est d’identifier les artefacts, de repérer des goûts qui transportent des informations sur la relation que les êtres humains entretiennent avec Dieu. Je n’ai pas encore trouvé d’autres moyens qu’une grande curiosité et le moins d’a priori possible. Partons de l’idée que toute nourriture consommée peut fonctionner comme un artefact théologique et vérifions si elle l’est vraiment. Pour simplifier sa tâche, le théologien peut commencer par se concentrer sur les fêtes chrétiennes et sur les aliments qui leur sont associés : épinards du « Gründonnerstag » des luthériens d’Allemagne ; chocolat, œufs et colombes de Pâques ; tarte aux pruneaux du « Jeûne fédéral » suisse ; dinde du « Thanksgiving » américain ; « 13 desserts » provençaux ou « biscômes » helvétiques de Noël ; j’en passe et des meilleurs (et des moins bons aussi…). Il s’apercevra certes que tous ces aliments, même s’ils sont associés au christianisme, ne remplissent pas tous — ­ni toujours, ni pour tout le monde — le rôle d’artefact théologique. Mais il découvrira quand—même qu’ils remplissent une fonction souvent sous—estimée dans l’histoire individuelle des chrétiens. Et c’est précisément parce que leur statut d’artefact théologique ne leur est pas ontologiquement lié, qu’il est précieux de connaître à la fois les intentions de ceux qui ont créé le signe — où qui l’ont utilisé, puisque je doute qu’un artefact puisse être créé de toutes pièces —, mais surtout de savoir quels sentiments il provoque, quelle association il évoque, quelle signification il convoque chez ceux qui le perçoivent. Nous pourrons ainsi vérifier si tel ou tel aliment fonctionne encore comme un artefact théologique, s’il participe encore à la fabrication des chrétiens que nous sommes.

La théologie remplira alors sa première tâche, celle d’analyser ce qui se fait. Mais il lui en reste encore une autre : elle doit aussi aider à produire de nouveaux signes. Il en va donc ici de trouver de nouveaux goûts pour exprimer des éléments de la doctrine chrétienne. Permettez que modestement, j’indique la voie que je suis. Depuis quelque temps, j’expérimente la démarche suivante dans des paroisses de Suisse romande. Après avoir sensibilisé les paroissiens au fonctionnement des 5 sens (un peu de théorie, beaucoup d’exercices pratiques : goûter, sentir), je leur propose d’utiliser en petits groupes de deux ou trois, une grille de « codage » pour traduire en un goût un principe théologique. Je laisse à votre appréciation trois propositions :

  • « En goûtant la saveur douce-amère d’un ananas poëllé au beurre, assaisonné de zeste de citron, des enfants pourront éprouver que le pardon, c’est faire la paix. »
  • « L’adolescent qui se laisse tenter par un hamburger pourra faire l’expérience que dans la chute selon Genèse 3, il y a un plaisir qui peut laisser sur sa faim. »
  • « En goûtant un bonbon acidulé, les paroissiens sauront que la théologie de la croix, c’est une impression surprenante, inattendue, qui provoque une réaction légèrement répulsive et qui finalement se révèle d’une grande douceur. »

À titre personnel, je milite résolument pour réhabiliter le chocolat de Pâques, dont l’amertume évoque la mort de Jésus et la douceur sa résurrection.

Conclusion

Peut—on établir une relation avec Dieu par l’intermédiaire de son ventre ? La réponse semble être « oui ». C’est l’expérience de chaque chrétien, y compris ceux qui ont de la peine à le reconnaître. Si tel est le cas, le théologien devrait aussi examiner ces signes—là pour ne pas les abandonner à un « religieux sauvage ». Dans sa grande sagesse, l’Évangile (apocryphe) d’Olivier ne dit-il pas : « le théologien ne vivra pas de paroles seulement, mais de tous les pains qui entrent dans sa bouche. »

Il me reste encore une difficulté : y a—t—il une possibilité de faire de la théologie autrement qu’avec des mots ? Aurais-je pu vous communiquer ce que j’ai mis dans cet article autrement qu’avec des mots ? J’aimerais bien que ce soit possible, mais je crois que ce serait difficile. Le passage par le langage reste indispensable pour maintenir la rigueur de l’analyse. Mais le passage par le ventre empêche de faire de la foi un savoir à posséder.

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Texte paru en 2002 dans Cahier Évangile et Liberté(219), vi-viii.

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