En 2009, les Églises réformées des cantons de Berne, Jura et Soleure (en Suisse) m’ont invité à réfléchir sur la sollicitation des 5 sens dans le culte.
- Bauer, Olivier. (2009). Pour un culte plein de sens. In Philippe Kneubühler (Ed.), Célébrer Dieu avec tous nos sens (pp. 4-8). Berne: Églises réformées Berne-Jura-Soleure.
Voici la couverture de la brochure et les réflexions que j’y ai proposées.
Pour un culte plein de sens
Rédiger cet article, c’est pour moi l’occasion de repenser aux cultes auxquels j’ai participé, ceux que j’ai célébrés sur trois continents: en Europe, en Océanie, en Amérique. Il m’en reste un sentiment diffus, plutôt heureux, puisque j’y retourne régulièrement. On trouvera plus de détails de mon expérience dans un livre – Le protestantisme et ses cultes désertés. Lettres à Maurice qui rêve quand même d’y participer, Genève, Labor et Fides, 2008. J’y consacre tout un chapitre à décrire minutieusement le culte selon les perceptions de nos six sens.
Je commence ma réflexion en posant la question qui me semble fondamentale : « Qu’est-ce qui fait d’une personne le chrétien ou la chrétienne qu’elle est ? »
Cette question en contient en fait deux : « Qu’est-ce qui fait qu’une personne est ou devient chrétienne? » et « Qu’est-ce qui fait qu’une personne est ou devient tel genre de chrétien ou de chrétienne? » ; je pense ici à sa confession – orthodoxe, catholique ou protestante – à ses tendances – libérale, barthienne, charismatique ou fondamentaliste, etc. – mais aussi à la « couleur » de sa foi à l’image qu’il a de Dieu, de l’Église, de l’être humain, de lui-même, etc.
Ce qui fait d’une personne un chrétien ou une chrétienne, ce sont tous les artefacts théologiques, qu’elle a entendus, vus, goûtés, sentis, touchés ou perçus par la position qu’elle a occupé dans l’espace.
Le culte est évidemment l’un de ces artefacts théologiques. Il est artefact, parce qu’il est fabriqué par des êtres humains. Il est théologique parce qu’il prétend transmettre quelque chose sur Dieu. Je pourrais donc reformuler ainsi ma question de base : « Qu’est-ce qui, dans le culte, fait d’une personne le chrétien ou la chrétienne qu’elle est ? ». Pour ma part, je me souviens à peine de trois ou quatre prédications parmi celles que j’ai entendues : l’une sur le lavement des pieds, l’autre sur la parabole du semeur – mais pour dire quoi?, je n’en sais rien! –, une autre sur la parabole des talents – où le prédicateur indiquait comment ses collègues avaient pu prêcher sur ce texte 50, 20 ou 10 ans auparavant –, une autre encore où le pasteur justifiait « scientifiquement » la réalité de la résurrection par l’impossibilité matérielle de sortir le corps de Jésus du tombeau sans que les soldats romains ne s’en aperçoivent – j’en étais ressorti très fâché –, et c’est tout… ou presque, car l’effort fait revenir à ma mémoire quelques autres bribes de souvenir. Je me rappelle par contre beaucoup mieux d’autres artefacts : je connais des cantiques par cœur ; je suis capable de dessiner beaucoup des temples dans lesquels je suis entrés, de décrire certains vitraux, certaines tentures, de réciter certaines inscriptions ; j’ai encore en bouche le goût de certains pains – secs, complets ou briochés – de la cène ; je me rappelle ma surprise en découvrant, à l’occasion de ma première communion, du vin blanc dans la coupe ; je conserve dans ma mémoire l’odeur entêtante du bois dont sont recouverts les murs de la chapelle du Conseil Œcuménique des Églises, le moelleux des fauteuils d’une Mega-Church américaine et de la première fois où j’ai dû m’avancer pour déposer mon offrande sur la table de communion. Je sais aussi que je ne suis pas le seul à garder du culte des sensations plus que des contenus bien précis. Le théologien protestant alsacien Bernard Kaempf écrivait en 1986 : « Ce qui fait qu’un culte est un vrai culte, un service divin, peut varier d’un individu à l’autre et maint pasteur ou président de communauté serait surpris d’entendre ses ouailles lui parler avec enthousiasme de l’appel des cloches, des vêtements et parements liturgiques, du parfum des fleurs ou des bougies, de l’éclat particulier des cierges, du chœur des enfants et du silence qui parle, et de ne dire mot du sermon, des lectures et des prières. »
Pourtant, dans leur culte, les protestants privilégient uniquement et systématiquement la parole, tant dans la liturgie que dans la prédication, au point que le culte ne perd rien s’il est retransmis à la radio.
Fondamentalement, ce n’est pas n’importe quelle parole que les protestants privilégient, mais seulement la Parole – avec majuscule – de Dieu. Et ils se fondent sur un verset biblique : « Ainsi la foi vient de la prédication et la prédication, c’est l’annonce de la parole du Christ » (Romains 10, 17). Ainsi, à la suite de Paul, Luther a pu écrire : « Dieu n’a plus besoin des pieds ni des mains ni d’aucun autre membre ; il ne requiert que nos oreilles […]. Car si vous demandez à un chrétien quelle œuvre l’a rendu digne du nom de « chrétien », il ne pourra donner absolument aucune autre réponse que de dire que c’est l’écoute de la Parole de Dieu, c’est-à-dire la foi. C’est pourquoi, les oreilles sont les seuls organes du chrétien, car il est justifié et déclaré chrétien non à cause des œuvres d’aucun de ses membres, mais à cause de la foi ». Les protestants ont toujours trouvé dans le couple Parole de Dieu–oreilles humaines, une excellente manière d’exprimer les principes de leur théologie. Car aucun sens ne semble plus passif que l’ouïe ; il est même presque impossible de faire bouger ses oreilles… La théologie de la Parole exprime donc de façon adéquate la conception protestante de Dieu : comme la parole, Dieu est immatériel et personne ne peut le posséder. Et la théologie des oreilles signifie la conception protestante de la relation que les êtres humains peuvent entretenir avec Dieu : l’homme reçoit la foi et la grâce comme les oreilles reçoivent les sons.
Mais je ne crois pas que ce soit le seul argument qui justifie que la parole prenne toute la place dans le culte.
Il faut reconnaître que la parole est aussi un instrument de pouvoir. Comme l’écrit le philosophe Michel Serres, s’adresser aux oreilles donne plus de puissance que de s’adresser à la vue. « Un événement sonore n’a pas lieu, mais occupe l’espace. Si la source reste souvent vague, la réception se diffuse, large et générale. La vue livre une présence, non le son. La vue distancie, la musique touche, le bruit assiège. Absente, ubiquiste, omniprésente, la rumeur enveloppe le corps. L’ennemi peut intercepter la radio mais ne peut entrer dans nos sémaphores ; la vue reste discrète, les ondes nous échappent. Le regard nous laisse libres, l’écoute nous enferme ; tel se délivre d’une scène, en baissant les paupières ou les poings sur les yeux, en tournant le dos et en prenant la fuite, qui ne peut se libérer d’une clameur. » La parole sert aussi à garantir le pouvoir des prédicateurs !
Il est cependant évident que l’être humain ne se compose que d’un cerveau entre deux oreilles !
Que l’être humain ne soit justifié que par sa foi, c’est un fait. Mais cela ne signifie ni que la foi ne puisse passer que par les oreilles, ni qu’écouter ne soit pas « l’action de l’un de nos membres ». À l’église comme ailleurs, l’être humain est un être multisensoriel. Il perçoit le monde avec ses yeux, avec sa bouche, avec son nez, avec sa peau – toucher –, avec ses muscles – par la proprioperception, c’est-à-dire les informations qu’apportent votre corps quand vous marchez, quand vous vous baissez, quand vous pliez votre bras, etc. – autant que par l’ouïe. Et les perceptions auditives n’ont aucun privilège physiologique. L’ouïe ne fonctionne pas différemment des autres sens : un stimulus est perçu par un organe sensoriel, transformé en signal électrique, transmis au cerveau par un nerf, traité par le cerveau, mis en rapport avec d’autres perceptions ou d’autres information pour provoquer enfin une réaction.
À ces arguments anthropologiques, je peux ajouter que, dans la Bible, Dieu se révèle certes à l’ouïe, mais aussi à la vue, au goût, à l’olfaction et au toucher.
Certes, la parole et l’un des moyens privilégier de l’action de Dieu : dès le commencement, elle est avec lui ; il crée un monde par elle ; il l’adresse aux prophètes qui parlent en son nom ; elle se transmet dans la folie de la prédication, etc. Mais Dieu se révèle aussi autrement ! Pendant l’Exode, il se révèle au peuple d’Israël dans le goût de l’agneau, du pain sans levain, de l’eau, des cailles et de la manne ; à Élie, il se révèle dans un souffle léger ; il se révèle encore dans les gestes du prophète Ézéchiel, dans l’odeur d’un parfum versé sur les pieds de Jésus, ou dans l’eau qui lave les pieds des disciples.
Dans ces conditions, il me paraît évident que le culte devrait aussi solliciter d’autres sens que l’ouïe.
Nous n’avons pas le choix ! Il n’est pas possible de ne pas communiquer aux sens de la vue, de l’olfaction et de la proprioperception. Que celles et ceux qui le célèbrent le veuillent ou non, le culte donne aussi à voir et à sentir, il fait adopter des positions, il fait faire des gestes. Quant à l’ouïe ou au toucher, un culte peut rester silencieux – mais le silence s’entend ! – et ne rien offrir à toucher – mais la peau ressentira encore le chaud ou le froid, les vibrations set les courants d’air. Le goût est le seul sens qui peut ne pas être sollicité. J’en déduis que dans le culte, il n’en va pas de choisir de communiquer à l’un ou l’autre sens, mais de prendre conscience de ce qu’on leur transmet, de prêter attention aux différents stimuli, de les choisir volontairement. J’ajoute que solliciter tous les sens permettrait d’augmenter les effets du culte en général et de ses différents éléments : les mots permettent de donner un sens ; donner à sentir ancre dans la mémoire à long terme ; faire se regarder les gens les met en relation ; faire goûter de bons aliments permet de réjouir les fidèles ; les toucher inscrit l’action de Dieu au cœur de leur intimité ; les faire bouger inscrit dans leur corps une valeur, etc.
Il convient aussi de savoir ce qu’on veut faire, d’utiliser chaque sens à bon escient.
Le culte a, dans son ensemble ou dans l’une ou l’autre de ses parties, des buts différents. Il prétend par exemple agir tout à la fois et sur et le croire et sur le savoir. Or, certains stimuli ont plus d’effet sur le croire, d’autres sur le savoir. Le langage doctrinal, celui qui cherche à informer, à expliquer, à clarifier, est généralement transmis par la parole et par l’écriture. Mais il peut aussi être transmis par l’olfaction : le meilleur moyen de savoir ce qu’est la myrrhe est encore de la faire sentir. Le langage existentiel, celui qui cherche à donner l’envie de croire, requiert des stimuli plus globaux, moins analytiques, des stimuli qui ne soient pas justes ou faux : une Passion de Bach, le Retour du fils prodigue de Rembrandt pour rester classique, le goût du chocolat, une odeur d’hôpital, la douceur de la soie, le plaisir de se tenir debout…
Le culte devrait-il par exemple accorder sa confiance à la vue?
Je sais qu’il existe une théologie protestante fondamentalement iconoclaste et aniconique (sans représentation d’images, note de l’éditeur). Mais je sais aussi que cette tendance radicale est restée minoritaire, voire marginale, dans le protestantisme. Car, sauf excès regrettable, l’iconoclasme protestant n’a pas visé pas les œuvres d’art en tant que tel, ni ciblé les images en général. Il s’est attaqué aux images lorsqu’elles fonctionnaient comme des idoles, lorsqu’elles détournaient de Dieu la piété des fidèles. Mais toutes les images ne sont pas des idoles et les idoles ne sont pas seulement des images. Détruire ou interdire les images ne suffit pas à faire disparaître les idoles. La question n’est pas de savoir si l’Évangile peut être communiqué par des images – aujourd’hui, les protestants l’acceptent et le font – mais de préciser quelles images peuvent remplir cette fonction. Je crois que toute la nature et toute les oeuvres humaines – malgré ou dans leurs imperfections – peuvent renvoyer à Dieu. Si aucune image n’est religieuse par essence, toutes peuvent donc l’être par fonction. Peu importe quel en est leur thème ou qui en est l’auteur. Comme le dit le peintre Vermeer dans La jeune fille à la perle le roman de Tracy Chevalier : les éléments quotidiens – « des tables et des chaises, des bols et des cruches, des soldats et des servantes » – sont tout aussi susceptibles de représenter Dieu qu’une Nativité ou le portrait d’un évêque. Cependant, les innombrables images que nous produisons et que nous percevons ne sont pas toutes religieuses. Il faut donc définir des critères théologiques et contextuels pour identifier celles qu’il serait bon d’utiliser dans un culte.
Le culte pourrait-il être l’occasion de transmettre Dieu au toucher?
Les protestants sont réputés pour leur pudeur. Elle les honore, même si elle les inhibe parfois. Le culte pourrait sans doute solliciter le toucher à condition qu’il respecte quelques précautions. Car le toucher implique le contact qui concerne l’intimité. Or l’intimité appartient à chacun, et n’importe qui ne touche pas n’importe qui n’importe comment ! Pour se protéger, chacun définit autour de lui une bulle d’intimité qui peut varier selon l’âge, selon le sexe, selon la culture, selon les circonstances. Pour pénétrer dans la bulle d’intimité d’un fidèle, il est nécessaire d’avoir sa permission.
Enfin, c’est un sujet qui me tient à cœur, ne devrait-on pas inclure le sens du goût dans le culte ?
Certains diront que la nourriture est un sujet trop futile ou trop profane pour que le christianisme s’y intéresse. Et ils pourront citer les paroles de Jésus : « Ne savez-vous pas que tout ce qui pénètre dans la bouche passe dans le ventre, puis est rejeté dans la fosse ? » (Matthieu 15, 17). Et pourtant au cœur du culte, même les protestants placent, à côté de la parole, une dégustation, celle du pain et du vin. Manger ces nourritures nous relient à Dieu et aux autres, comme le font les mots, les notes, les images, les odeurs ou les gestes. Dans ces conditions, je suggère d’intégrer dans le culte des nourritures, traditionnellement chargées de valeurs religieuses : le chocolat et les œufs de Pâques, la galette des rois de l’Épiphanie, ou le gâteau aux pruneaux du Jeûne fédéral. Rien n’empêche d’ajouter quelques paroles pour en préciser le sens et la valeur…
Et pour arriver au chiffre 12, je termine par deux réflexions sur les aliments de la cène.
Je suggère tout d’abord d’être attentif à la qualité des aliments servis au cours de la cène. Si les paroissiens doivent « goûter comme le Seigneur est bon », il faut que le pain soit frais et que le vin soit de qualité. Je sais ensuite, par expérience, l’intérêt de varier les pains servis : du pain brioché pour signifier que Dieu est précieux, un petit pain au lait pour signifier qu’il est doux, du pain complet pour signifier qu’il est sain, du pain mi-blanc pour signifier qu’il est simple. La seule limite est celle de notre imagination. On peut varier le goût, on peut varier la forme. Je n’ai pas encore trouvé de meilleur symbole qu’une tresse pour représenter le mystère de la Trinité…