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Appropriation bernoise d’un patrimoine vaudois

Pour les quatre jours d’un cours intensif sur « Les figures vétérotestamentaires de la cathédrale de Lausanne » donné à l’Université de Lausanne avec ma collègue Ruth Ebach (Bible hébraïque), je propose quatre billets appliquant deux concepts à la mode — l’appropriation culturelle et la culture de l’annulation — à cet édifice. Que celles et ceux que les deux expressions fâchent pourraient ou devraient lire ces quatre courtes chroniques, ne serait-ce que pour savoir si leur colère est fondée !


Il n’est pas possible de voir à la cathédrale de Lausanne toutes les figures vétérotestamentaires de la cathédrale de Lausanne. À cause de l’iconoclasme protestant et des ravages du temps qui ont irrémédiablement fait disparaître certaines œuvres, mais aussi parce que lors de la conquête du Pays de Vaud, Berne s’est approprié le trésor de la cathédrale.

En 1537, Berne a détruit ce qui lui était théologiquement insupportable, notamment la statue de la Vierge Marie, patronne de la cathédrale Notre-Dame-de-Lausanne. La ville a utilisé ce qui était utilisable : elle a fondu le métal précieux et posé le plateau en pierre de l’autel sur l’autel de sa collégiale. Elle a conservé le reste, notamment six tapisseries jadis suspendues dans le chœur et des vêtements liturgiques. Le stockage de ces textiles a permis de les conserver dans un excellent état, alors que d’autres tapisseries et d’autres vêtements semblables ont été abîmés et dégradés par l’usage liturgique. Depuis 1894, le trésor de la cathédrale de Lausanne est exposé au Musée d’histoire de Berne, dans une section consacrée — titre très honnête, mais très lourd — aux Trésors de guerre !

En conclusion

Une appropriation bernoise d’un patrimoine vaudois représente-t-elle une appropriation culturelle ?

Oui ! D’ailleurs, le Musée d’histoire de Berne le reconnaît explicitement :

« Laissez-vous émerveiller par la splendeur de nos plus belles pièces et plongez dans l’univers fastueux des rois et des princes du bas Moyen Âge. L’exposition montre, sur près de 360 m², des œuvres qui sont arrivées ici suite à des campagnes militaires victorieuses et à l’expansion territoriale de Berne au XVe et au début du XVIe siècle. Ce fut un riche butin qui tomba aux mains des Bernois après la conquête de l’Argovie et du pays de Vaud, ainsi qu’à l’occasion de la victoire des Confédérés sur le duc de Bourgogne Charles le Téméraire. De par leurs matériaux somptueux, leur raffinement technique et leur esthétique souvent inhabituelle, ces pièces se différencient des objets alors connus ou fabriqués sur place. » Musée d’histoire de Berne, TRÉSORS DE GUERRE — L’ART COURTOIS À BERNE (1250–1520).

Tout est écrit : la valeur des œuvres — « splendeur », « fastueux », « somptueux » —, la manière dont elles ont été acquises — « campagnes militaires victorieuses », « riche butin » — et même le goût des Bernois pour des objets qu’ils étaient incapables de fabriquer et dont ils ignoraient jusqu’àé l’existence. Mais tout est écrit sans jamais reconnaître que Berne s’est délibérément approprié des objets qui ne lui appartenait pas : les œuvres « sont arrivées ici » magiquement, par elles-mêmes, sans que personne ne les apporte ; le riche butin « tomba aux mains des Bernois », de pauvres Bernois qui ont dû vider les coffres et les armoires, identifier les objets de valeur, décrocher les tapisseries, de pauvres Bernois qui ont dû porter de lourds objets — dont une pierre d’autel —, les emballer, les charger sur des chariots qu’il a fallu conduire sur des routes difficiles et peut-être dangereuses, de pauvres Bernois qui ont dû fondre le métal pour en faire des pièces d’or ou d’argent, de pauvres Bernois qui ont dû ranger et conserver les œuvres, de pauvres Bernois qui doivent exposer et encaisser de l’argent pour faire voir ce que le musée appelle « nos plus belles pièces ».

Faut-il annuler l’appropriation bernoise d’un patrimoine vaudois ?

Oui ! Et la question s’est déjà posée en 2001, quand est créé un « Mouvement vaudois pour la récupération du trésor de la Cathédrale de Lausanne » ; le quotidien suisse Le Temps traite l’information sur le mode humoristique (lire l’article « Provocation ? Des Vaudois réclament aux Bernois le trésor de la cathédrale ») probablement parce que le Mouvement lui-même revendique sur le mode humoristique. La même année, une partie du trésor de la cathédrale revient d’ailleurs brièvement à Lausanne, quand le Musée historique de Berne prête ses textiles au Musée historique de Lausanne le temps d’une exposition (du 12 octobre 2001 au 24 février 2002) intitulée « Orfrois et brocards. Vêtements et parements liturgiques du trésor de la Cathédrale de Lausanne ». Pour l’occasion, Le Temps et l’agence de presse catholique Apic avaient interrogé Peter Jezler, le directeur du Musée d’histoire de Berne. Les deux médias lui avaient notamment demandé si Berne envisageait de rendre à Lausanne, le trésor de la cathédrale. Avec vingt ans de recul, ses réponses sont consternantes, mais édifiantes quant à la légèreté avec laquelle nous prenions – mes reproches ne s’adressent pas à une personne, mais à une manière de penser, que j’ai moi aussi partagée – la problématique de l’appropriation et de la restitution. Or que dit « le Peter Jezler de l’époque » ? Il utilise trois mauvais arguments :

Un peu de morale

« Même si on peut saluer l’intérêt que le “Mouvement” suscite pour nos trésors artistiques et pour les événements de 1536, il n’est guère envisageable, tant d’un point de vue juridique que d’un point de vue moral, de donner suite à ces exigences. »

Je ne sais pas ce que disait le droit en 2001 ni comment il a évolué depuis, donc je n’en dis rien. Mais invoquer la morale me semble déplacé. Serait-il plus moral de garder des biens saisis ou volés que de les restituer ? Il faudrait au moins en discuter. Je ne m’étonne pas. Un tel retournement des valeurs est un procédé classique pour discréditer une demande qui précisément se fonde sur la morale.

Un peu de paternalisme

« Disperser aujourd’hui de telles œuvres serait culturellement criminel, comme ce le serait pour les collections du Louvre. Nous sommes en présence d’œuvres majeures de la civilisation européenne. Ce qui importe, c’est que nous ayons conscience de la valeur de cet ensemble, que nous le gardions accessible aux scientifiques et au public. »

Que le trésor de la cathédrale de Lausanne quitte la ville de Berne et son Musée historique serait un crime, plus encore une catastrophe. Pas pour Berne ni pour son musée, mais pour la civilisation européenne. Rien de moins. On pourrait ajouter : « Faites donc un peu attention, arrêtez de jouer, car il s’agit de choses sérieuses, que nous traitons en adultes, nous et le Louvre ! ». Pense-t-il vraiment qu’à Lausanne, de telles œuvres ne seraient plus accessibles aux scientifiques et au public ?

Un peu d’ironie

« En prétendant rétablir la situation primitive, on devrait aussi, pour pousser la logique jusqu’au bout, admettre l’idée d’une restitution de la cathédrale de Lausanne aux catholiques. »

L’idée n’est pas illégitime comme je l’ai discutée dans le premier billet de cette série (« Appropriation protestante d’une cathédrale catholique »). Mais une telle généralisation permet surtout de clore facilement le débat : « Commencez et nous suivrons ! ». Et si c’est là à la fois le problème et la solution, Berner devrait peut-être rendre une tapisserie à Lausanne, maintenant que l’Église évangélique réformée du canton de Vaud a commencé à « rendre la cathédrale aux catholiques » en leur permettant de célébrer la messe.

Avoir soutenu cette position en 2001 est certes regrettable. Mais c’est le soutenir encore en 2022 qui serait inadmissible.

Note : J’ai tiré les deux premières citations de Peter Jezler de Vincent Monnet, « Le trésor de la Cathédrale revient à Lausanne le temps d’une exposition », Le Temps, 7 septembre 2001, la troisième de Apic, « Pas question, pour Berne, de restituer son butin », 19 octobre 2001.


Après avoir lu l’excellent ouvrage Judith Lussier, Annulé(e). Réflexions sur la cancel culture, Montréal, Cardinal, 2021, je précise que ni l’Église catholique-romaine, ni la communauté juive, ni la paroisse de la cathédrale, ni les musées lausannois n’ont demandé à récupérer quoi que ce soit (ajout le 6 janvier 2023).

Appropriation protestante d’une cathédrale catholique

Pour les quatre jours d’un cours intensif sur « Les figures vétérotestamentaires de la cathédrale de Lausanne » à l’Université de Lausanne avec ma collègue Ruth Ebach (Bible hébraïque), je propose quatre billets appliquant deux concepts à la mode — l’appropriation culturelle et la culture de l’annulation — à cet édifice. Que celles et ceux que les deux expressions fâchent pourraient ou devraient lire ces quatre courtes chroniques, ne serait-ce que pour savoir si leur colère est fondée !


Construite sur un siècle entre 1150 et 1250 comme cathédrale de l’évêché savoyard de Lausanne, Notre-Dame-de-Lausanne (voir la page Wikipédia) devient protestante en 1536, quand Berne occupe le Pays de Vaud, lui impose le protestantisme et y interdit la célébration de la messe. Aussitôt, le protestantisme, porté par les autorités politique et religieuse, s’approprie donc très matériellement les biens catholiques, dont le plus symbolique, la cathédrale.

Mais ce n’est pas si simple.

La question du propriétaire

Car en 1536, la cathédrale appartient-elle vraiment à l’Église catholique romaine ? Certes, elle a été bâtie par et pour l’Église catholique romaine, selon ses conceptions théologiques et pour son usage liturgique. Mais cette Église en était-elle pour autant le propriétaire légitime ? Je n’ai pas toutes les réponses, mais j’ai des questions : qui a payé la construction ? Les évêques, certes — mais de quoi ou de qui tiraient-ils leurs revenus ? — et des quêtes auprès des fidèles. Qui a mis à disposition le lieu, qui a fourni les matériaux ? Qui a bâti, pierre après pierre, la cathédrale ? Qui l’a décorée, qui a peint la pierre, sculpté de bois, agencé le verre ? L’Église catholique romaine n’était-elle pas plus gestionnaire que propriétaire de la cathédrale de Lausanne ? Et même si l’évêque était aussi comte et qu’il exerçait le pouvoir temporel sur son diocèse, cette information du pasteur-historien Édouard Diserens semble l’indiquer :

« Un nouvel évêque venant [à la Cathédrale] de la ville basse pour être intronisé devait s’arrêter, avec la procession, devant la porte Saint-Étienne ; là, il promettait aux autorités de la ville de respecter ses franchises ; la première d’entre elles consistait à reconnaître que “tant le Bourg que la Cité étaient la dot et l’alleu de la Sainte Vierge”. Autrement dit, Marie était l’unique propriétaire de Lausanne. Le rôle de l’évêque se bornait à administrer les biens de la Sainte Vierge. » Édouard Diserens, Cathédrale de Lausanne. Guide du pèlerin. Cabédita, 1998, page 13.

Selon cette logique, la cathédrale appartenait à la Vierge et l’évêque en exerçait la gestion sur un mandat confié par les autorités de la ville de Lausanne. Celles-ci étaient donc en droit de changer de gestionnaire et de confier la gestion de leur cathédrale à une autre Église, protestante en l’occurrence, sans en perdre la propriété. Il reste à savoir ce que la Vierge a pensé de cette transition ! Et ce qu’en pensait le peuple à qui ni l’évêque, ni Berne, ni les réformateurs, Pierre Viret en tête, ni les autorités n’ont rien demandé.

Rendre à la communauté

La gestion protestante de la cathédrale de Lausanne a été au moins aussi exclusive que sa gestion catholique. L’Église protestante s’est très vite et très bien approprié le bâtiment, extérieur et intérieur. Il l’a transformé pour l’adapter à sa propre théologie et à la liturgie de son culte, devenu la seule manière légale et légitime de célébrer Dieu (j’y reviendrai dans mon troisième billet « Appropriation civile d’une manière protestante de s’asseoir. »). Mais il a su finir par y accueillir le catholicisme.

Anecdotiquement en 1802, pendant la brève période où Lausanne devient la capitale de la Suisse. La messe est célébrée dans le chœur de la cathédrale — un chœur encore séparé de la nef par le mur du jubé, un chœur que le protestantisme n’utilise d’ailleurs pas — pour permettre aux délégués des cantons catholiques de vivre leur foi.

Occasionnellement, en 1975 pour célébrer le 700ème anniversaire de la cathédrale et en 1990 quand une centaine de moines et moniales cistrecien·nes ont été invités pour fêter le 900ème anniversaire de Bernard de Clairvaux.

Plus symboliquement ensuite en 2004, quand l’Église évangélique réformée du canton de Vaud invite l’Église catholique romaine à célébrer la messe dans la cathédrale de Lausanne. La cathédrale accueille alors chaque année une messe catholique de l’Avent, le Noël orthodoxe le 6 janvier, chaque mois « un service religieux organisé par d’autres communautés », des offices œcuméniques, etc., ce qui me semble être signe de bonne gestion spirituelle d’un édifice religieux (voir le site du « Ministère de la cathédrale de Lausanne« ).

Bonne gestion, car il n’y a plus d’ambiguïté sur la propriété de la cathédrale de Lausanne. Elle revient au canton de Vaud qui la met à la disposition de l’Église évangélique réformée et qui peut « après consultation de l’EERV » l’attribuer « à d’autres usagers » si elle n’est plus nécessaire à l’Église protestante (Loi sur les relations entre l’État et les Églises reconnues de droit public, 2010 : art. 20 à 23). Outre son usage cultuel, la cathédrale de Lausanne accueille quelqeus cérémonies politiques laïques, une intense vie culturelle, dans un rapport plus ou moins étroit avec le protestantisme, le christianisme, la religion ou la spiritualité (découvrir le programme des activités à la cathédrale de Lausanne).

En conclusion

  • Une cathédrale de Lausanne protestante relève-t-elle d’un processus d’appropriation culturelle ? Oui ! En 1536, le protestantisme s’est bien approprié la cathédrale de Lausanne. Mais cette appropriation est restée plus culturelle que matérielle. Elle est une appropriation d’usage, d’usage exclusif, mais pas de possession.
  • Faut-il annuler le protestantisme de la cathédrale et la rendre au catholicisme ? Ouvrir la cathédrale à l’expression de diverses sensibilités religieuses, spirituelles et culturelles me semble préférable. Car c’est ainsi qu’elle peut revenir au peuple qui en est le véritable et légitime propriétaire.

Après avoir lu l’excellent ouvrage Judith Lussier, Annulé(e). Réflexions sur la cancel culture, Montréal, Cardinal, 2021, je précise que ni l’Église catholique-romaine, ni la communauté juive, ni la paroisse de la cathédrale, ni les musées lausannois n’ont demandé à récupérer quoi que ce soit (ajout le 6 janvier 2023).