laïcité

Qui se fâche quand Disney montre la religion?

Aujurd’hui, je suis interpellé par une chronique de l’autrice québécoise Sophie Durocher dans le Journal de Montréal : Les superhéros ont-ils une religion ?

Elle s’offusque que la prochaine héroïne d’une série de Disney est Ms Marvel, dans la vie « Kamala Khan, une jeune Américaine d’origine pakistanaise de 16 ans » (découvrez le personnage sur le site de Marvel Comics et visionnez la bande-annonce sur le site de Disney). Ce n’est pas tant qu’elle soit dotée de superpouvoirs qui gêne Sophie Durocher, c’est qu’elle soit musulmane et que Disney le souligne dans sa promotion :

« Les superhéros n’existent pas, les super pouvoirs n’existent pas, les géants verts qui déchirent leur chemise quand ils sont fâchés n’existent pas. Alors, en quoi une superhéroïne qui n’existe pas (mais dont on connaît les croyances religieuses) reflète-t-elle “le monde dans lequel on vit” ? Voir un superhéros se prosterner à la mosquée c’est aussi ridicule que si on voyait Hulk se promener avec une kippa. Ou si on voyait Captain America avec un turban. »

Comment écrire ce que je pense ? Essayons par l’absurde, essayons de remplacer la religion par le genre !

« Pourquoi le cinéma devrait-il mettre en scène des femmes, puisque de toute façon les personnages, les situations, les intrigues ne sont que de la fiction ? Alors, en quoi une Première Ministre du Canada qui n’existe pas (mais dont on sait que c’est une femme) reflète-t-elle la vraie vie ? Voir une femme diriger un pays, c’est aussi ridicule que si on voyait un père s’occuper d’un bébé. Ou si on voyait deux hommes faire l’amour. »

Je n’ose pas penser que Sophie Durocher regrette qu’une série puisse encapaciter des jeunes filles musulmanes, les convaincre qu’elles sont fortes, elles aussi. D’ailleurs, Sophie Durocher n’est pas sectaire. Sa chronique s’attaque également à toutes les religions : islam, judaïsme, sikhisme, hindouisme, christianisme.

J’imagine plutôt que Sophie Durocher aimerait que toutes les religions disparaissent de l’espace public, peut-être même que la religion disparaisse pour de bon. C’est son droit. Et j’imagine que ça l’embête quand la religion ressurgit là où elle ne l’y attendait pas. Qu’elle se rassure : même chez Disney, toute ressemblance avec la vie n’est que fortuite. Ou peut-être pas !

De la nécessité de produire de l’ignorance en matière de religion

Reprenant une chanson de Régine et Serge Gainsbourg, je chante à mes étudiant·es en théologie: «Ouvre la bouche, ferme les yeux, tu verras ça glissera mieux!» Car il faut produire de l’ignorance en matière de religion.

Imaginez ce qu’il adviendrait si l’on formait des croyant·es refusant d’avaler tout cru ce dont les religions veulent les gaver; si l’on formait des responsables religieux ouvrant les yeux sur ce que leurs institutions pensent et ne pensent pas, disent et ne disent pas, font et ne font pas!

Imaginez ce qu’il adviendrait si l’on enseignait que l’on doit penser ce que l’on croit; si l’on enseignait que la foi vient toujours avec le doute!

Imaginez ce qu’il adviendrait si l’on enseignait que toute vérité religieuse est subjective; si l’on enseignait que tout énoncé théologique est une hypothèse à mettre à l’épreuve de la vie et de la mort, de sa vie et de sa mort!

Imaginez ce qu’il adviendrait si l’on enseignait que croire n’est pas une maladie mentale; si l’on enseignait que croire, c’est simplement faire confiance et s’efforcer d’être fiable!

Imaginez ce qu’il adviendrait si chacun·e laissait l’autre libre de croire ou de ne pas croire; si chacun·e respectait l’autre dans ce qu’il croit ou ne croit pas!

Mais qui pourrait bien vouloir vivre dans un tel monde, advienne qu’il advienne?

Mieux vaut produire de l’ignorance en matière de religion.

«Ouvre la bouche, ferme les yeux, tu verras ça glissera mieux!».


À propos de la théologie, on peut aussi lire sur mon blogue:


Régine. (1968). Ouvre la bouche, ferme les yeux. Paroles et musique de Serge Gainsbourg. Pathé.

L’existence d’une vie après la mort est-elle la position officielle de la République française?

En entendant Emmanuel Macron, le président de la République française, s’adresser à Simone Veil le jour de son enterrement, j’ai gazouillé ceci:


Cinq jours après, j’ajoute sur mon blogue des réflexions qui dépassent 280 signes.

Je sais pertinement que s’adresser à un·e mort·e est une figure de style qui n’engage pas vraiment les croyances de celui ou celle qui l’utilise. Avant Emmanuel Macron, André Malraux, ministre de la culture s’était déjà adressé à un mort dans une formule célèbre: « Entre ici, Jean Moulin! ». Cependant, que le président de la République française utilise une telle formule ne me paraît pas anodin, surtout dans un temps où la République française est soucieuse de s’afficher laïque. Je serais un libre penseur ou un humaniste très matérialiste, je m’offusquerais de cette double confession de foi implicite, qu’il y a une vie après la mort et que les mort·e·s peuvent entendre les vivante·e·s. Par conséquent, il serait bon que les personnes en situation d’autorité prennent la peine de réfléchir aux implications de ce qu’elles disent et de ce qu’elles font. Qu’elles assument ou qu’elles évitent! En cas de besoin, elles peuvent engager des théologiennes et des théologiens pour débusquer les références religieuses dans les discours public et les en purger.

Quant à moi, je me tiens à la disposition du président Macron s’il cherche quelqu’un pour remplir cette fonction.

« Les crucifix sacrifiés sur l’autel de la laïcité » (Le Matin)

Félicitations au quotidien suisse Le Matin qui sait filer la métaphore!

Manchette du quotidien suisse Le Matin

Manchette du quotidien suisse Le Matin


Lire l’article du Matin sur le site de l’Église protestante de Genève (le titre de l’article est moins provocateur que la manchette):

Lire sur mon blogue, à propos des signes religieux (notament au Québec) et de leur possible interdiction:

Sfar, J. (2015). Si Dieu existe: les carnets de Joann Sfar. Paris: Delcourt.

Après sa subordonnée hypothétique «Si Dieu existe», Joann Sfar n’ajoute rien. Pas même trois points de suspension.

«Le carnet s’appelle Si Dieu existe. Je me suis dit qu’avec un titre aussi con, j’allais attirer du monde. »

Et d’ailleurs:

Sfar, J. (2015). Si Dieu existe: les carnets de Joann Sfar. Paris: Delcourt. p.212

Sfar, J. (2015). Si Dieu existe: les carnets de Joann Sfar. Paris: Delcourt. p.212

À 43 ans, Joann Sfar devrait avoir tout pour être heureux : ses bandes dessinées ont du succès – lire notamment sa série Le chat du Rabbin –, ses films ont du succès – voir notamment son Gainsbourg (Vie héroïque), – il collabore au Huffingtonpost.fr et il publie Si Dieu existe, son onzième carnet, un mélange de dessins (des crobars !) et de textes manuscrits où «il évoque son quotidien, sa famille, ses passions, ses coups de foudre et ses coups de gueule» et il «est en bonne santé». Seulement voilà, « il y a un an, [il] s’est séparé», « il y a six mois [son] papa est mort», et puis le 11 janvier 2015, «l’anniversaire de la mort de [sa] mère», «c’était le défilé pour les copains de CHARLIE HEBDO» (p. 6).

Il me semble que, dans ce contexte personnel et collectif, Joann Sfar met en évidence ce qui dans le quotidien fait changer le cours des choses: pour lui, pour les musulmans, pour la France. Serait-ce ce qui pourrait faire que «Dieu» existe? J’y reviendrai en conclusion.

Qu’est-ce qui change le cours des choses?

Pour Joann Sfar:

  • Esther qui le «sauve» en lui suggérant de se mettre à la capoeira.
  • Les chansons de Charles Trenet, un Big Band qui joue du jazz qui l’aident à pleurer.
  • La beauté des mannequins qu’il connaît, qu’il dessine et qui «ont toutes un côté premières de la classe.» (p. 87)
  • Marceline Loridan (86 ou 87 ans), une rescapée d’Auschwitz qui veut «parler du nazisme d’aujourd’hui.» (p. 200)
  • Sa «capuche de racaille» qui le «protège de la pluie.» (p. 221)

Pour les musulmans:

  • Des «voix musulmanes» venant «du Golfe» et disposant «de beaucoup de pétrodollars» qui peuvent apaiser l’islam (p. 16).
  • La génération future qui «aura soif d’émancipation.» (p. 127)
  • Un musulman qui «dit: “Le blasphème, c’est pas ma culture. Mais je suis ulcéré qu’on tue”.» (p. 193)

Pour la France (sous la forme d’un vœu ou d’un devoir):

  • Que «ce pays» parvienne à «créer pour ses enfants une cause plus attractive que l’islam fondamentaliste.» Car «la République aussi […] c’est une grande religion» (p. 70)
  • Qu’elle reste «un pays où la liberté des uns n’est pas limitée par la croyance des autres.» (p. 125).

Qu’est-ce qui peut changer le cours des choses (ou de qui «Dieu» est-il le nom)?

  • Les idées: «En France, grâce aux grecs, grâce à Spinoza, grâce aux Lumières, nous habitons les habitants du ciel des IDÉES. Nous savons que ces dieux, les IDÉES, sont des outils pour appréhender le monde. Ces éléments sont sacrés à mes yeux mais chacun a le droit de s’en emparer, de les discuter, de les nier ou d’en rire.» (p. 27)
  • Les personnages imaginaires que Joann Sfar se crée en vis-à-vis: le chat du Rabbin qui l’aide à dessiner… le chat du Rabbin; un corbeau qui «incarne à la fois [son] chagrin et aussi les ailes noirs des bigots.» (p. 40); un rabbin de sexe féminin («my own private Rabbi… with benefits») inspirée par Barbara Streisand, qui «couche avec [lui] dans ses dessins et à qui [il] parle tout le temps.» (p. 110-117).
  • Et Dieu! Quel Dieu? Ce Dieu!

«Las de prier mon amour du prochain, je rêve simplement d’un peu de justice divine. Ce Dieu dont on m’a dit pendant toute mon enfance qu’il punissait les méchants, où est-il? Je n’ai pas besoin, dans mes moments de désarroi, du Dieu absent et en creux de Levinas. Je veux le Dieu des petits enfants, avec une barbe de Père Noël, une main qui caresse et aussi une panoplie de Batman au cas où on le ferait vraiment chier.» (p. 205)

Peut-on faire quelque chose dans le cours des choses?

Faire confiance: «La foi peut se concevoir sans Dieu, sans corpus religieux. Elle tient dans cet espoir qui rend la vie paisible: Lorsque je ferai un pas en avant, la terre ne se dérobera pas sous mes pieds.» (p. 68)

«Parvenir à sortir d’une lecture religieuse du monde.» Mais «ça n’arrivera pas. Pardon. […] Je rêve que les fondamentalistes abandonnent leurs croyances et il se produit l’inverse: par désespoir, c’est moi qui me remets à faire des prières.» (p. 204)

Et peut-être, mais c’est l’ajout du pasteur qui sommeille en moi, faire advenir Dieu aux autres, sinon le faire exister (comme Levinas, je crois en un Dieu absent et creux; en ce sens, il «n’existe» pas). Comme un certain chat, comme un certain corbeau, comme une certaine rabbin… Comme un certain Joann Sfar!

Et de toutes façons:

Sfar, J. (2015). Si Dieu existe: les carnets de Joann Sfar. Paris: Delcourt. p. 1

Sfar, J. (2015). Si Dieu existe: les carnets de Joann Sfar. Paris: Delcourt. p. 1

Universités: plus de théologie, pas moins

Les facultés de théologie ont un rôle à jouer auprès de l’État dans la régulation de la religion.

Alors que l’existence de la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Montréal est menacée, deux articles parus récemment dans La Presse ont retenu mon attention de professeur de théologie pratique dans cette institution.

Le premier – « Lutte contre le terrorisme : la déradicalisation doit passer par la religion » par Philippe Teisceira-Lessard, le 22 mai – présentait « un rapport rédigé pour le compte du ministère fédéral de la Sécurité publique » qui « conclut qu’il faut offrir des réponses religieuses aux individus radicalisés, même si cette solution peut sembler inconfortable pour les démocraties occidentales ».

Le second – « Le courage de nommer » par Paul Journet, le 24 mai – déplorait que « Québec facilite le recrutement de sectes comme l’Église de la scientologie », puisqu’à titre de « groupes religieux reconnus », elles sont exemptées de payer les taxes municipales sur leurs édifices. « Le fisc n’est pas théologien », ajoutait l’éditorialiste, manière de dire qu’il n’a pas les compétences pour distinguer entre les Églises et les sectes.

La concomitance de ces deux textes m’a conforté dans mon opinion : s’il est absolument nécessaire que l’État et les institutions religieuses soient clairement séparés, il n’est pas bon que l’État, reléguant la religion à la sphère privée, s’en désintéresse complètement. Il faut qu’il la régule. Et je suis convaincu que les facultés de théologie ont alors un rôle à jouer.

Former les rabbins et les imams

Dans le cadre des discussions sur la place de la théologie à l’Université de Montréal, j’ai récemment proposé de la développer plutôt que de la réduire. Et j’ai suggéré d’étendre notre programme de théologie pratique aux responsables de toutes les communautés religieuses. Nous formons déjà des prêtres, des pasteurs et des laïques fidèles à leur propre vision du christianisme, mais critiques à son égard, et surtout conscients du contexte dans laquelle ils exercent leurs responsabilités, en particulier de la nécessité de respecter les valeurs québécoises.

Au lieu de fermer les programmes de théologie, les universités devraient les ouvrir aux autres religions, recruter des professeurs compétents pour former, avec les mêmes exigences, des rabbins, des imams et tous les responsables de toutes les communautés religieuses.

Je suis convaincu qu’une telle formation contribuerait à une déradicalisation passant « par la religion ». Et Québec pourrait fixer comme condition à la reconnaissance d’un groupe religieux que ses responsables aient suivi un programme de formation en théologie pratique dans l’une de ses universités.