parole

«Paroles, paroles, paroles…»

Dans la dynamique de mon cours Vouloir, pouvoir, devoir transmettre « Dieu » à tous les sens, je propose chaque mercredi matin pendant les prochaines semaines, 12 chroniques réunies sous le titre Les confessions d’un autre pasteur B., en hommage au titre du livre de Jacques Chessex : Chessex, J. (1974). La confession du pasteur Burg. Ch. Bourgois.


1. «Paroles, paroles, paroles…»

Je le reconnais, je l’avoue, je le confesse, j’ai passé 35 ans de ministère pastoral à parler ; à discourir, à dialoguer, à dire et contredire, à commenter, à gloser, à prêcher, à sermonner, bref à parler.

«Encore des mots, toujours des mots, les mêmes mots». Mais, à ma décharge, beaucoup de mots d’amour, des mots d’encouragement, des mots de compassion ; et j’en suis fier. Mais toujours «rien que des mots». Et à ma charge, trop de mots durs, trop de mots sévères, trop de mots dont j’étais trop sûr, trop de mots que je croyais définitifs. Je pensais, je pense parfois encore, que je pouvais avoir le dernier mot parce qu’Il était le dernier mot. Ce qui faisait de «je», «Il», ce qui faisait de moi un dieu, le «Dieu».

Permettez-moi de m’arrêter sur un mot, ce mot: «Dieu». Un mot toujours au singulier, car je suis radicalement monothéiste; il n’y a qu’un seul «Dieu», mais différentes manières de le concevoir, de (se) le représenter; manières protestante, catholique ou orthodoxe; mais aussi manières chrétienne, juive ou musulmane; et toutes les autres encore. Un mot toujours au masculin, ce que je regrette; mais limite du langage, limite du français, il faut genrer les mots, les sexuer; ce qui n’a guère d’importance pour une chaise ou un fauteuil, mais ce qui change tout pour un·e «Dieu·e». Un mot, toujours avec une majuscule, par respect ou par habitude ; peut-être pour montrer qu’il est le vrai ; mais sur cette majuscule, je reste muet, puisqu’elle ne s’entend pas. Les mots dits ont au moins cet avantage sur les mots écrits de rester plus ambigus.

Un·e «Dieu», que j’entoure aujourd’hui de guillemets comme pour le protéger — ou pour m’en protéger, car il n’a évidemment pas besoin de ma protection —, pour souligner qu’il ne s’agit que d’un mot. D’un mot et aussi d’une représentation. « Dieu » serait-il donc dans le mot «Dieu»? Mais où? Dans le grand «D»? Dans le «i»? Dans le «e»? Ou dans le «u»? Ou seulement dans l’agencement de ces quatre lettres, autre tétragramme sacré. Nous sommes au risque de faire du mot «Dieu», «Dieu» lui-même, le «Dieu». Dieu-le-mot devient alors une idole, avec tout ce que ces deux mots — «Dieu» et «idole» — portent de représentations, d’images dépassées ou actuelles, belles ou laides, vivifiantes ou mortifères. Je crois que si «Dieu» est en «Dieu», il y est seulement dans les trois espaces qui séparent les quatre lettres, dans ces trois blancs, dans ces trois vides, dans ces trois intervalles ; et comme par hasard, il y en a un pour chaque personne de la Trinité: «D i e u».

Je le reconnais, je l’avoue, je le confesse, certains mots sont plus que «rien que des mots», plus que des «paroles, parole, paroles»; ceux qui réchauffent, nourrissent, consolent, rassurent; ceux qui font vivre. J’espère en avoir prononcé quelques-uns pendant mes 60 années d’existence.


  1. «Paroles, paroles, paroles» (19 février)
  2. «Elle est ailleurs» (4 mars)
  3. «Des quantités de choses qui donnent envie d’autre chose» (11 mars)
  4. «Comme de bien entendu» (18 mars)
  5. «Voir, il faut voir, sais-tu voir?» (25 mars)
  6. «Jolie bouteille, sacrée bouteille» (1er avril)
  7. «Ça se sent que c’est toi» (8 avril)
  8. «Arrête, arrête, ne me touche pas» (22 avril)
  9. «Quand on ouvre les mains» (29 avril)
  10. «Mon coeur, mon amour» (6 mai)
  11. «Quand au temple nous serons» (13 mai)
  12. « Y’a qu’un Jésus digne de ce nom » (20 mai)

L’existence d’une vie après la mort est-elle la position officielle de la République française?

En entendant Emmanuel Macron, le président de la République française, s’adresser à Simone Veil le jour de son enterrement, j’ai gazouillé ceci:


Cinq jours après, j’ajoute sur mon blogue des réflexions qui dépassent 280 signes.

Je sais pertinement que s’adresser à un·e mort·e est une figure de style qui n’engage pas vraiment les croyances de celui ou celle qui l’utilise. Avant Emmanuel Macron, André Malraux, ministre de la culture s’était déjà adressé à un mort dans une formule célèbre: « Entre ici, Jean Moulin! ». Cependant, que le président de la République française utilise une telle formule ne me paraît pas anodin, surtout dans un temps où la République française est soucieuse de s’afficher laïque. Je serais un libre penseur ou un humaniste très matérialiste, je m’offusquerais de cette double confession de foi implicite, qu’il y a une vie après la mort et que les mort·e·s peuvent entendre les vivante·e·s. Par conséquent, il serait bon que les personnes en situation d’autorité prennent la peine de réfléchir aux implications de ce qu’elles disent et de ce qu’elles font. Qu’elles assument ou qu’elles évitent! En cas de besoin, elles peuvent engager des théologiennes et des théologiens pour débusquer les références religieuses dans les discours public et les en purger.

Quant à moi, je me tiens à la disposition du président Macron s’il cherche quelqu’un pour remplir cette fonction.

Noël, entre folklore et christianisme

Lors du troisième séminaire de théologie pratique pour les étudiant-e-s dont je dirige la thèse ou le doctorat, j’ai proposé aux étudiant-e-s de réfléchir à partir d’un court texte d’André Gounelle paru sur le site de la revue protestante libérale française Évangile & Liberté «Crèche, laïcité et religion» (il vous faut le lire, mais je peux le résumer en une seule phrase: la crèche relève du folklore et non pas du christianisme).

Après que nous avons lu l’article, chaque étudiant-e a dû choisir trois «éléments» qu’ils/elles associent à Noël et venir les écrire dans un tableau à deux colonnes intitulées «christianisme» et «folklore». En voici le résultat:

«Christianisme

Incarnation. Saint-Nicolas. L’enfant Jésus. Crèche. Jésus = lumière du monde. Ange sur le haut du sapin. Ange. Naissance.

Folklore

Sapin. Père Noël. Chocolat. Couleur rouge. Décoration de Noël – Lumières. Le bébé Jésus «ne pleure pas». Partage (nourriture). Culte de Noël avec l’Arbre de Noël. Les mages.»

Les étudiant-e-s ont ensuite ajouté leurs commentaires:

  • Il y a plus d’idées du côté du folklore [commentaire: c’est vrai, mais de peu; un seul élément supplémentaire], ce qui pourrait révéler une certaine frustration théologique.
  • Il est important que la crèche figure aussi du côté «christianisme».
  • Le chocolat est sacré [commentaire: boutade ou conviction?]
  • La ligne n’est pas très distincte entre les deux (cf. Saint-Nicolas et Père Noël).

Et les étudiant-e-s ont débattu autour de la question de savoir si les mages ont leur place dans le christianisme. Non, parce qu’ils occupent une place très marginale dans les récits de Noël. Oui, parce qu’ils expriment l’universalité du message de Noël.

En conclusion, «nous» [en communauté, mais certainement ni toutes et tous, ni toutes et tous sur tous ces points], nous avons:

  1. Apprécié que l’auteur dépoussière le christianisme de ses images vieillottes et en présente une version crédible pour des hommes et des femmes du 21ème siècle.
  2. Regretté l’utilisation du mot «folklore» qui conduit forcément à déprécier les éléments que le terme qualifie. Quelle serait la perception de ces éléments si l’auteur avait par exemple évoqué des éléments plutôt liés aux «traditions»?
  3. Reconnu qu’il existe aussi des paroles qui relèvent du folklore, comme les formules de bénédiction.

Sous la responsabilité d’Olivier Bauer, grâce aux doctorant-e-s Dominique Brunet, John Jomon Kalladanthiyil, Petera Toloantenaina et Jean-Daniel Williams; aux maîtrisant-e-s Christian Kelly Andriamitantsoa, Léontès Bery, Dieudonné Grodya et Marie-Odile Lantoarisoa.

Parole de Dieu

À partir d’une phrase de Paul dans la lettre aux Romains (« La foi vient de la prédication et la prédication, c’est l’annonce de la parole du Christ. » Romains 10, 17), les protestants privilégient une transmission de la foi par la parole à l’ouïe. Certes, il ne s’agit pas de n’importe quelle parole, mais de la Parole de Dieu (c’est à dire d’une parole inspirée par Dieu) ; certes l’expression « Parole de Dieu », en s’opposant aux actions des êtres humains, souligne le rôle exclusif de Dieu dans le don de la foi. Cependant, c’est bien le couple parole-ouïe que les protestants privilégient et le réformateur Martin Luther a pu affirmer:

« Dieu n’a plus besoin des pieds ni des mains ni d’aucun autre membre ; il ne requière que nos oreilles […]. Car si vous demandez à un chrétien quelle œuvre l’a rendu digne du nom de “chrétien”, il ne pourra donner absolument aucune autre réponse que de dire que c’est l’écoute de la Parole de Dieu, c’est-à-dire la foi. C’est pourquoi, les oreilles sont les seuls organes du chrétien, car il est justifié et déclaré chrétien non à cause des œuvres d’aucun de ses membres, mais à cause de la foi. »

Bien que je sois un théologien protestant, je me demande ce qui peut justifier un tel privilège accordé à la parole au détriment des autres modes de communication.

Bibliquement, on argumentera que la Genèse présente un Dieu qui créé par sa Parole – « Dieu dit: “Que la lumière soit!” Et la lumière fut » (Genèse 1, 1-29) – et que l’Évangile de Jean décrit Jésus comme une parole qui devient chair (Jean 1, 1-18). Mais je rétorquerai que les récits bibliques présentent un Dieu qui se révèlent aussi au goût – ceux des cailles et de la manne du désert (Exode 16, 11-18), du vin des noces de Cana (Jean 2, 1-12) et du pain du Dernier Repas (Matthieu 26, 26-29) –, à la vue – par exemple les images utilisées par les prophètes –, à l’olfaction – le parfum répandu par la pécheresse (Luc 7, 36-48) – , ou dans un toucher – celui de Jésus qui lave les pieds de ses disciples (Jean 13, 1-11).

Théologiquement, on argumentera que la parole est immatérielle, ce qui la rendrait plus spirituelle. Mais le politologue français Olivier Roy a parfaitement démonté la logique de cette affirmation et dénoncé son aspect illusoire:

« La parole de Dieu peut passer directement, sans médiation du savoir: c’est exactement la fonction du Saint-Esprit chez les protestants. Ce n’est pas l’érudition qui permet de trouver sous le texte biblique la vérité, c’est parce que ce texte est la parole vivante de Dieu qu’il dit le vrai. Il faut se laisser habiter par la parole. Portée à son paroxysme, cette vision est incarnée dans le fameux “parler en langues” (glossolalie) des pentecôtistes: sur le modèle des apôtres au jour de la Pentecôte (d’où le nom du mouvement), des fidèles, visités par le Saint-Esprit, se mettent à prononcer des sons que chacun on prend dans sa langue. Il ne s’agit pas pour eux de parler soudainement chinois, tagalog ou hébreu, mais d’être compris directement à travers un support sonore qui ne relève pas de la linguistique. Il n’y a ici ni savoir théologique, ni savoir culturel, il s’agit au contraire d’une présence non médiée par les savoirs. C’est le cas le plus typique de l’annulation de la lettre au service d’une parole qui pénètre directement, sans médiation de la langue. Or, par définition, la langue est à la fois porteuse de culture, objet de savoir et outil de savoir. L’annulation de la langue au profit de la parole est sans doute l’exemple le plus achevé de la sainte ignorance. » Roy, O. (2008). La sainte ignorance : le temps de la religion sans culture. Paris: Éditions du Seuil, p. 189.

À mon sens, il ne reste donc que deux avantages à la parole (et donc à la Parole de Dieu), deux avantages bien décrits par deux philosophes.

Le philosophe français Michel Serres lie le privilège de la parole au pouvoir quelle donne à l’orateur/trice.

« Un événement sonore n’a pas lieu, mais occupe l’espace. Si la source reste souvent vague, la réception se diffuse, large et générale. La vue livre une présence, non le son. La vue distancie, la musique touche, le bruit assiège. Absente, ubiquiste, omniprésente, la rumeur enveloppe le corps. L’ennemi peut intercepter la radio mais ne peut entrer dans nos sémaphores; la vue reste discrète, les ondes nous échappent. Le regard nous laisse libres, l’écoute nous enferme; tel se délivre d’une scène, en baissant les paupières ou les poings sur les yeux, en tournant le dos et en prenant la fuite, qui ne peut se libérer d’une clameur. » Serres, M. (1985). Les Cinq sens. Philosophie des corps mêlés. Paris: B. Grasset, p. 46.

Le philosophe québécois Pierre Ouellet réunit parole et image pour les distinguer de tous les autres stimuli.

« La parole et l’image ne sont pas des réalités comme les autres. On dit qu’elles doublent le réel, qu’elles le redoublent qu’elles le dédoublent… Mais ce n’est pas dans le sens où elles le reflètent et le reproduisent, selon le cliché habituel. C’est plutôt parce qu’elles l’amènent à se produire et à se réfléchir, bref, à se révéler, à nous comme à lui –même, à se manifester… en se faisant signe, en devenant forme, fait, phénomène, s’accomplissant ainsi dans le dépassement de son être propre devenu soudain apparaître pour autrui, apparition à l’autre, épiphanie. La parole et l’image doublent le réel en le dépassant, l’outrepassant, passant outre, créant une sorte d’au-delà dans lequel toute chose peut apparaître… dans l’aura, sous la lumière ou dans l’ombre d’un sens ou d’un non-sens au sein duquel elle se produit et se réfléchit, ne se réduisant jamais à ce qu’elles est, en tant qu’étant ou existant, poussée toujours vers sa fin ou son origine lointaines, dans le survenir auquel elle se destine, dans le souvenir dont elle garde l’empreinte. » Ouellet, P. (2011). Sacrifiction : sacralisation et profanation dans l’art et la littérature. Montréal: VLB, p. 36.

On comprend alors que c’est parce que la parole et l’image ne sont pas transparentes à la réalité, parce qu’elles s’inscrivent en décalage avec la réalité, qu’elles sont capables de dire et de montrer le sens de la réalité.

Et dans ma réflexion théologique, j’affirmerais que l’ouïe et la vue, comme le goût, l’olfaction, le toucher et la proprioperception nous permettent de percevoir la réalité. Mais que la Parole de Dieu (au sens d’une parole inspirée par Dieu), auquel j’ajoute l’Image de Dieu (au sens d’une image inspirée par Dieu) ont en plus la capacité de dire et de montrer le sens que Dieu donne à la réalité.