On le sait peut-être, je m’intéresse aux manières de lier sport et religion: la religion dans le sport, le sport dans la religion, le sport comme religion et la religion comme sport (voir sur mon blogue l’onglet Sport et religion).
J’ai découvert hier une nouvelle manière d’associer sport et religion, quand on m’a rappelé combien certaines personnes détestaient l’idée de sport parce qu’il avait généré des expériences traumatisantes alors qu’elles étaient enfants : souffrances physiques quand on manipulait, torturait ou infectait leur corps pour obtenir de meilleures performances ou qu’on les punissait pour de mauvais résultats ; souffrances psychologiques provoquées par des abus de toutes sortes, causés impunément par des personnes de confiance.
Le parallèle m’a paru évident et j’ai immédiatement pensé qu’il en va de même pour la religion. Certaines personnes détestent l’idée même de religion parce que l’Église qu’elles fréquentaient leur a imposé, au nom de Dieu, des souffrances physiques — privations, châtiments corporels, abus sexuels… — psychologiques — vexations, humiliations… — et spirituelles — endoctrinement, privation de la liberté de conscience, interdiction de croire par soi-même… —. Comment le leur reprocher ?
Depuis longtemps, Alain Souchon est l’un de mes sociologues préférés. Sa chanson «Ultra moderne solitude» dresse par exemple un bilan sans concession de la société de consommation: «On nous propose d’avoir des quantités d’choses qui donne envie d’autre chose». En 2005, il devient aussi l’un de mes religiologues préférés, lorsqu’il chante «Et si en plus, y a personne» (paroles d’Alain Souchon et musique de Laurent Voulzy; l’album s’appelle La vie Théodore et ce Théodore est Théodore Monod, une grande figure du protestantisme français, à qui Alain Souchon consacre l’une de ses chansons ce qui n’est pas indifférent).
Sa chanson dresse un réquisitoire impitoyable contre quatre religions («Arour hachem», «Béni soit Dieu» évoque le judaïsme, «Inch Allah», «Si Dieu le veut», l’islam, «Alléluia», «Louez Dieu», le christianisme et «Hare Krishna», «Salutations à Krishna», l’hindouisme) ou, au moins contre certains aspects maléfiques de ces religions: «têtes inclinées», «peurs souhaitées», «démagogues», «revolvers», «balles traçantes», «femmes ignorantes», «enfants orphelins», «plaisir de zigouiller», etc. Et il pose la question: en eux-mêmes, ces comportements sont inhumains, mais que valent-ils si, en plus, il n’y a pas de Dieu pour les justifier?
Le croyant que je suis s’est toujours senti interpellé par cette chanson, par cette question. Et le théologien que je suis a souvent trouvé utile de la faire écouter, de la faire analyser, de la faire discuter dans les Églises protestants que j’ai fréquentées (catéchisme des adolescents, culte) et dans mes cours à l’Université. Et le théologien croyant que je suis estime que la chanson et sa question prennent une valeur particulière en ce lundi 16 novembre, trois jours après les attentats de Paris et de Saint-Denis, cinq jours après les attentats à Beyrouth, dix-sept jours après l’attentat contre l’avion russe dans le Sinaï et au milieu de tant de violence passées, présentes et futures.
En cinq temps, à partir de la chanson d’Alain Souchon, je tente d’articuler un discours théologique sur la question récurrente de la violence des religions (cette récurrence est de la faute aux religions).
Premier temps: Quel est l’effet des religions selon Alain Souchon?
Si les religions ont des effets positifs (elles produisent des prières empressées, des jolis cantiques, elles secrètent des antidouleurs, elles provoquent tant de compassion), elles produisent aussi des effets négatifs: elles endorment ; elles légitiment la violence et l’oppression. Sur ces deux points, les quatre religions (christianisme, hindouisme, islam judaïsme) sont à égalité.
Deuxième temps: Quelle est la responsabilité de Dieu dans les effets négatifs des religions?
S’il existe un Dieu et qu’il est méchant, alors, il est logique (sinon normal) que les religions soient maléfiques. Il faut alors refuser de suivre un tel Dieu et se démarquer des religions. Mais, demande Alain Souchon aux croyant-e-s, si en plus (en plus que personne ne devrait faire d’un Dieu méchant son Dieu), Dieu n’existe pas? Alors il n’y a plus aucune justification à la violence et quand elles sont maléfiques, les religions n’ont d’autre justification que le vieux plaisir de zigouiller.
Troisième temps: Alain Souchon a-t-il tort?
Malheureusement, il a raison. Car les religions, toutes les religions (pas seulement les autres, la mienne aussi) endorment; elles deviennent l’opium du peuple quand elles admettent l’injustice et qu’elles invitent à ne pas y résister. Car les religions, toutes les religions (pas seulement les autres, la mienne aussi), légitiment la violence, toujours «pour le plus grand bien» de celles et de ceux qu’elles persécutent.
Quatrième temps: Qu’est-ce qui change si le ciel est vide? Si, en plus, il n’y a personne?
Si cela ne change rien, cela prouve que les religions sont des créations humaines; et si elles produisent du mal, c’est alors la responsabilité des êtres humains. Mais si cela change quelque chose, c’est encore pire! Car cela signifie que c’est Dieu qui veut, demande, permet, laisse, autorise, justifie, favorise, exige, recommande, préfère (dans des versions plus dures ou plus douces) la violence et l’engourdissement des consciences.
Cinquième temps: Finalement, le ciel est-il vide ou y a-t-il quelqu’un?
Il est impossible de répondre avec certitude à cette question. La proposition «Dieu existe» reste indécidable. Alain Souchon l’exprime parfaitement: «Il y a tant de questions et tant de mystères».
Sixième temps : Au bout de ce parcours, qu’est-ce que je crois?
Je crois que je suis, moi aussi, capable de provoquer la peur et la torpeur, d’utiliser de revolvers, des balles traçantes et des armes de poing; que je suis, moi aussi, tenté de rendre les femmes ignorantes et les enfants orphelins; que je suis, moi aussi, tellement rempli du vieux plaisir de zigouiller qu’il me faut un Dieu bon (bon jusqu’à pardonner à ses bourreaux plutôt que d’appeler à la vengeance) pour me rendre capables de compassion et me donner la force et le courage de lutter contre toutes les douleurs, pour me permettre de serrer toutes les mains et toujours avec douceur.
Drôle de monde où l’on considère que l’organisation État islamique joue l’escalade de la violence et de la barbarie parce qu’elle détruit des œuvres d’art après avoir égorgé des otages. Je préférais que personne ne détruise les uns ni ne tuent les autres. Mais je considère qu’il est plus violent, plus barbare de tuer des êtres humains que de détruire des objets. C’est mon échelle de valeur!
Dans le quotidien suisse Le Matin du 7 janvier 2015 (soit le jour même du carnage à Charlie Hebdo, concordance troublante et non sans lien), sous le titre: « Ils dénoncent une Église de nanas« , le journaliste Raphaël Pomey rapporte les propos hallucinants de quatre protestant-e-s suisses.
Herbert Pachmann, »un pasteur de Dübendorf », Gottfried Locher, « président de la Fédération des Églises protestantes de Suisse », Shafique Keshavjee « théologien et écrivain vaudois » et Suzette Sandoz « Membre du synode de l’Église évangélique réformée du canton de Vaud » dénoncent la trop grande place des femmes dans les Églises protestantes. Ils et elle y voient une dévirilisation des Églises protestantes qui expliquerait:
Que les Églises protestantes se vident (couplet suisse-allemand).
Qu’elles n’ont pas le courage d’aborder « les sujets qui fâchent »: la sexualité, l’argent, le rapport à la vérité, la présence de crèche dans l’espace public et les chants de Noël à l’école (couplet suisse-romand).
Ces propos sont insultants aussi bien pour les femmes accusées, en bloc, de faiblesse et de lâcheté (quoiqu’en dise les quatre personnes citées) que pour les hommes ainsi réduits, en bloc, au seul rôle de guerriers. De tels propos me font peur quant au type de christianisme et d’Église que voudraient ces personnes qui sont à la fois mes compatriotes et mes coreligionnaires, mais avec qui je ne me reconnais aujourd’hui aucune affinité.
Que l’article soit paru le jour même du carnage à Charlie Hebdo donne une résonance particulière à leur propos. Et je me demande jusqu’où ces personne seraient-elle prêtes à aller, que seraient-elles prêtes à faire pour défendre leur vision du christianisme, de l’Église, pour prouver qu’elles sont de courageux guerriers de la foi, qu’ils (et elle) en ont et qu’elles sont bien pendues?
Lire aussi sur le même thème et sur le même blogue:
Vaste programme que celui de Karen Armstrong (née 1944 en Angleterre et auteure de nombreux livres de religion comparée): raconter «la religion et l’histoire de la violence» (sous-titre de son livre), c’est-à-dire préciser le rôle de la religion dans une histoire mondiale de la violence. Vaste programme, qu’elle remplit avec ce «Fields of Blood», à la fois titre de l’ouvrage et résumé de ses 512 pages. Dans un impressionnant voyage dans le temps (du 3e millénaire avant l’ère commune jusqu’au 21e s.), et géographique (passant par la Mésopotamie, l’Inde, la Chine, le Proche et le Moyen-Orient, l’Europe et les Amériques), on y voit des champs imprégnés de sang et des religions qui contribuent à le faire couler.
Pour donner une petite idée de mes découvertes en lisant ce monumental ouvrage, j’ai choisi de réorganiser quelques éléments du livre pour répondre à 5 questions que je (me) pose. Mais je commence par reproduire ma citation préférée.
«But it also, perhaps, a flaw in the purely secular ideal that eliminates ”holiness“ from its politics-the conviction that some things or people must be ”set apart“ from our personal interest. The cultivation of that transcendence-be it God, Dao, Brahman, or Nirvana-had, as its best, helped people to appreciate human finitude. But if the nation becomes the absolute value (in religious terms, an ”idol“) there is no reason why we should not liquidate this who appear to threaten it.»
1. D’où vient la violence?
À cette question Armstrong répond en présentant les trois cerveaux de l’être humain. Un cerveau reptilien totalement égoïste qui nous pousse à manger à tout prix et à combattre toute menace. Un système limbique, propre aux mammifères, nous pousse à prendre soin ses plus jeunes et à former des alliances. Et un néo-cortex qui nous permet de réfléchir et de ne pas agir selon nos instincts primitifs. La violence correspond donc à un instinct primitif qu’il est possible de contrôler.
2. Les guerres sont-elles toutes dues à la religion?
«It is simply not true that ”religion“ is always aggressive»
Tant que la religion n’a pas été détachée des sphères sociales ou politiques, la religion a fait partie des motivations à partir en guerre. Mais quand (dans un processus qui commence en Occident avec la Réforme protestante au 16e s., qui devient plus ou moins effectif au 18e s. et auquel certaines religions résistent), la religion est privatisée et l’État sécularisé, les guerres continuent sans plus invoquer la religion. Ainsi les pires conflits, comme la guerre de Sécession ou les deux guerres mondiales n’ont pas eu de motivation religieuse, même si les combattant-e-s ont eu des sentiments religieux.
Ainsi «The French state had certainly not become more irenic after eliminating the Church from government.»
3. Est-ce que cela dédouane la religion?
Non, car toutes les grandes religions se sont appuyées sur un empire militaire; non, car la religion participe (le passé n’est malheureusement pas de mise) à la violence; non, car elle nourrit la violence en pratiquant des sacrifices, en suscitant des martyrs, en créant des conflits; non, car elle justifie la violence en lui donnant des motifs qu’elle juge juste: défendre les pauvres, lutter contre le mal, propager ses propres convictions; non, car elle légitime la violence en la prétendant accomplissement de la volonté de Dieu; non, car elle stimule les guerriers en promettant des récompenses éternelles.
4. La religion ne s’est-elle jamais opposée à la violence?
Si, car dans toutes les religions, des courants s’opposent à toute violence ou cherchent au moins à la limiter; si, car le monde indo-européen relègue les guerriers au deuxième rang, derrière les prêtres; si, car l’hindouisme recommande de méditer sur la mort plutôt que de l’infliger; si, car le bouddhisme enjoint de faire diminuer la souffrance; si, car la Chine valorise la modération, la tolérance, l’altruisme et la gentillesse; si, car le judaïsme relit ses anciens mythes nationalistes pour faire une place aux autres peuples; si, car le christianisme interdit de se battre entre le mercredi et le dimanche; si, car l’islam rend possible la cohabitation avec les juifs et les chrétiens; si, car les gouvernements se méfient souvent des religions qu’ils jugent trop bienveillante pour servir de principe de gouvernement.
5. Est-il possible que les religions évitent la violence?
Oui, si elles renoncent aux trois tentations impérialistes, celle qu’Armstrong mentionne à propos de l’empire romain.
«Romans made the three claims that characterize any successful imperial ideology: they had specially blessed by the gods; in their dualist vision, all other peoples were ”barbarians“ with whom it was impossible to deal on equal terms; and their missions was to bring the benefits of civilization and peace to the rest of the world»