L’essence, les sens et le sens des rites (2007)

En 2007, Prêtre et pasteur, une revue québécoise publiée onze fois par année par les religieux du Très-Saint-Sacrement, m’avait invité à réfléchir sur le thème des rites:

Bauer, Olivier. (mai 2007). L’essence, les sens et le sens des rites. Prêtre et pasteur. Revue des agents de pastorale, 110, 258-265).

Voici les réflexions que j’y avais proposées.

En guise d’introduction

–       Qu’est-ce qu’un rite, demande-t-on au théologien ?

–       Un rite, dit-il, c’est une activité symbolique, qui se répète et qui utilise tous les moyens de communication – c’est là l’essence du rite. Il est activité parce qu’il fait faire, symbolique parce qu’il n’a pas d’utilité pratique, répétition parce qu’il lui faut la patine que donne le temps, communication globale parce qu’il mobilise tout le corps, le cerveau et les muscles, l’ouïe, la vue, le goût, l’odorat et le toucher – ce sont là les sens du rite. Enfin, il n’est pas gratuit, il veut dire quelque chose – c’est là le sens du rite.

–       N’y a-t-il des rites qu’en Église ?

–       Non, bien entendu ! L’État célèbre des rites : fête nationale, inauguration d’une route ou célébration d’un mariage ; et l’école aussi : rentrée scolaire et remise de diplômes. Le théologien s’échauffe un peu. Et les entreprises célèbrent des rites – promotions et party de fin d’année ; les rencontres sportives sont des rites – le Superbowl ou un match du Canadien ; et chacun de nous célèbre des rites : anniversaires, réunions de famille, crémaillère dans une nouvelle maison. J’en passe et des pires et des meilleurs.

–       Mais rassurez-moi, il y a quand-même bien des rites en Églises ?

–       Oui, même si les chrétiens rechignent à les appeler ainsi. Le théologien se fait technique. Les Églises chrétiennes célèbrent des sacrements, des sacramentaux, des actes pastoraux et toute une ribambelle d’autres rites, des ADACE aux fêtes patronales, sans oublier les rites plus ou moins originaux qui prennent place à l’intérieur des églises – bénédiction d’animaux ou culte pour divorcés – ou à l’extérieur, dans les hôpitaux en particulier. Toutes les Églises célèbrent des rites, mais certaines les assument. Les catholiques par exemple. D’autres s’en méfient. Les protestants surtout. Ils les soupçonnent de « catholiciser » le christianisme, ce qui, pour eux, n’est pas un compliment. Ils les accusent de favoriser la routine au détriment de la spontanéité et l’hypocrisie aux dépens de la sincérité. Ils leur reprochent de laisser croire qu’il serait possible de contraindre Dieu à donner – « do-ut-des ». Ils regrettent qu’ils accordent trop de pouvoirs aux prêtres. Rudolf Bohren, un théologien protestant allemand, a même proposé même en 1968 – l’époque s’y prêtait – de faire la grève des rites.

–       Et vous quelle est votre opinion ?

–       Le théologien se redresse fièrement. Celle d’un théologien protestant réformé qui connaît trop l’importance des rites pour refuser de les célébrer, mais qui connaît trop leur pouvoir pour refuser de les réfléchir. Puisque vous me le demandez, je vais vous livrer quelques résultats de mes recherches[1]. Elles s’appuient sur les travaux de nombreux chercheurs qui se sont intéressés aux rites, à ce qu’ils sont, à ce qu’ils font, qui les ont traqués dans notre société pour en décortiquer le fonctionnement.

Décortiquer les rites

À tout seigneur, tout honneur, je commence par Arnold Van Gennep et ses rites de passages. Au début du 20e s., le folkloriste hollando-français fait deux découvertes capitales : il s’aperçoit que les rites servent à faciliter les passages entre les différents cycles du temps et de la vie ; il comprend que ces rites sont tous organisés selon un même modèle en trois temps. Pour les désigner, il crée un concept qui le rendra célèbre : les rites de passage. Van Gennep écrit :

J’ai tenté de grouper toutes les séquences cérémonielles qui accompagnent le passage d’une situation à une autre et d’un monde (cosmique) à un autre. Étant donné l’importance de ces passages, je crois légitime de distinguer une catégorie spéciale de Rites de Passage, lesquels se décomposent à l’analyse en Rites de séparation, Rites de marge et Rites d’agrégation.[2]

S’il avait pu déposer le terme « rite de passage », sa fortune aurait été faite. L’expression a passé dans le langage courant. Aujourd’hui, la notion est archi-connue et le schéma est devenu classique. Mais les réflexions de Van Gennep gardent tout leur intérêt pour comprendre le fonctionnement des rites, y compris les rites chrétiens : chacun retrouvera aisément les trois séquences dans les rites de la première communion, du mariage ou de l’ordination des prêtres.

Une chose est sûre, dans le monde académique, le succès d’une théorie ne la met pas à l’abri des critiques. Ainsi le sociologue français Pierre Bourdieu se montre sceptique face à la notion de rite de passage. Il la trouve trop évidente. Il la soupçonne de cacher des enjeux importants.

On peut se demander si, en mettant l’accent sur le passage temporel – de l’enfance à l’âge adulte par exemple –, cette théorie ne masque pas un des effets essentiels du rite, à savoir de séparer ceux qui l’ont subi, non de ceux qui ne l’ont pas encore subi, mais de ceux qui ne le subiront en aucune façon et d’instituer ainsi une différence durable entre ceux que ce rite concerne et ceux qu’il ne concerne pas.[3]

Le regard est méfiant. Mais il est lucide. Les rites font plus qu’accompagner les passages de la vie, ils agissent « sur le réel en agissant sur la représentation du réel »[4]. Ils imposent une lecture du monde en définissant les passages importants dans le cycle de la vie – qu’est-ce qui « fait » d’un enfant un adulte : la confirmation, le bal des finissants ou la première fois qu’il va voter ? – et les événements significatifs dans le cycle du temps : au Québec, célébrer la fête nationale le 24 juin ou la fête du Canada le 1er juillet représente un choix lourd de sens.

Ne nous cachons pas la réalité. Les rites remplissent exactement la même fonction dans le domaine religieux. Ils donnent à la réalité le sens défendu par l’institution religieuse qui le célèbre. L’exemple le plus évident est sans doute celui de la circoncision. Comme le remarque Pierre Bourdieu, elle ne distingue pas tant les juifs des non-juifs ou les nouveau-nés des autres êtres humains, qu’elle sépare les hommes – qui peuvent tous ou pourraient tous la vivre – des femmes. En pratiquant la circoncision, le judaïsme donne donc une valeur religieuse à une différence physiologique. En substituant le baptême à la circoncision, le christianisme a changé le sens de la réalité, en permettant aux femmes et aux hommes de vivre le même rite d’entrée dans l’Église. Je ne peux pas m’empêcher de remarquer qu’en refusant d’ordonner des femmes, l’Église catholique redonne une valeur religieuse à la différentiation sexuelle.

Débusquer les rites dans une société sans rites

D’autres chercheurs utilisent le concept de rite pour qualifier des activités sociales, des réunions politiques, des rencontres sportives, etc. Depuis une trentaine d’années, c’est même un véritable effet de mode, qui  coïncide d’ailleurs – ce n’est pas par hasard – avec la désaffection des grands rites traditionnels dont font partie les rites religieux. Ce retour du rite – qu’il soit dans l’esprit des chercheurs ou dans la réalité des faits – indique peut-être que le rite correspond à un besoin fondamental des êtres humains. Quand un rite ne leur convient plus, ils s’empressent d’en célébrer un autre…

  • Certains lisent les réunions politiques comme des rites à fonction de socialisation :

De fait, le rituel devrait être considéré comme une part nécessaire de tout mouvement politique, qu’il s’agisse de perpétuer le statu quo ou de le renverser. Dans les deux cas, son usage est crucial quel que soit le cadre politique. Il permet de créer des solidarités sans qu’il existe nécessairement un consensus ; il canalise la perception populaire des événements ; il favorise la formation d’organisations politiques ; il fonde des légitimités.[5]

  • D’autres comprennent les rencontres sportives comme des rites où les supporters expriment et défendent leurs croyances :

L’analogie entre match de football et rituel religieux dans sa définition la plus lourde, empruntée à une ethnologie de l’Ailleurs – impliquant rupture avec le quotidien, comportements répétitifs et codés, épaisseur symbolique, croyances – pourrait sembler fondée et la catégorie du rituel religieux s’imposer.[6]

  • Le sociologue américain Erwing Goffman pousse à l’extrême cette lecture de la réalité à travers le prisme du « rite », lorsqu’il estime que toutes les relations sociales sont fondées sur des rites qui les facilitent :

Les manifestations les plus visibles de cette activité cérémonielle sont sans doute les salutations, les compliments et les excuses qui ponctuent les rapports sociaux et qu’on peut désigner du nom de « rites statutaires » ou encore « rites interpersonnels ». J’emploie le terme « rites », car cette activité, aussi simple et séculière soit-elle, représente l’effort que doit faire un individu pour surveiller et diriger les implications symboliques de ses actes, lorsqu’il se trouve en présence d’un objet qui a pour lui une valeur particulière.[7]

  •  Et la thérapie systémique franchit un pas supplémentaire puisque les thérapeutes se mettent à fabriquer des rites pour soigner leurs malades :

D’un point de vue formel, il s’agit d’une action ou d’une série d’actions, auxquelles tous les membres de la famille sont tenus de participer. D’ordinaire, ces actions sont combinées avec des formules ou des expressions verbales. Pour être efficace, le rituel doit concerner toute la famille. Pour chaque rituel, il est nécessaire que les thérapeutes précisent minutieusement, souvent même par écrit : les modalités de lieu, d’horaire, éventuellement le rythme de la répétition. Ils doivent désigner également la personne qui prononcera les formules verbales, dans quelles séquences, etc.[8]

Prises séparément, toutes ces réflexions sont intéressantes. Elles apportent de nombreuses informations dont un théologien, un prêtre ou un pasteur peuvent profiter. Comme les réunions politiques, les rites chrétiens « canalisent la perception populaire des événements ». Comme les autres activités sociales, le christianisme implique lui aussi des « activités cérémonielles » qui signalent le respect dû à un lieu, à une personne ou à un objet. Et peut-être bien que l’action thérapeutique des rites chrétiens dépend de leur minutieuse codification.

Fonder les rites

Mais à lire ensemble tous ces auteurs, il devient difficile de savoir ce qui fait d’un rite un rite. Le concept devient si large qu’il en perd sa valeur. Quant tout est rite, plus rien n’est rite ! Sur l’essence et le sens du rite, les conceptions sont diverses, parfois opposées. Les rites marquent-ils les temps forts de la vie ou les banalisent-ils dans une routine automatique ? À quel « religieux » peut bien renvoyer une partie de football ? ce religieux est-il identique à cet « objet à valeur particulière » que l’on trouve dans les relations sociales ? La participation à un rite ne requiert-il vraiment pas plus qu’un consensus minimal ? Suffit-il qu’une famille refasse un geste trois fois pour qu’il devienne un rite ? Ou nécessite-t-il des siècles de répétition ? Il n’y a guère que l’idée de communication globale qui recueille une certaine unanimité. Et c’est un fait, les rites donnent à entendre, à voir, à goûter, à sentir, à toucher et à faire. Mais que font-ils entendre, voir goûter, etc. ? Des choix s’avèrent nécessaires, à l’intérieur d’un très large domaine des possibles.

Et pourtant, rares sont les institutions prêtes à assumer leurs choix. « On » – que ce « on » soit une Église, un État, un parti politique ou un club sportif –, « on » aime faire remonter ses rites à des événements historiques, au geste d’un fondateur. « On » pense ainsi assurer leur légitimité. Les rites ne seraient pas le fruit d’une décision arbitraire, mais la suite logique, naturelle, d’une histoire fondatrice. Seulement, il est évident qu’ils ne tombent pas du ciel. Sur le fond et sur la forme, ils résultent de décisions idéologiques ou théologiques que « l’on » prend et que « l’on » révise régulièrement en fonction des situations : faut-il oui non marier des couples homosexuels ? Faut-il baptiser les nourrissons ? Quand convient-il de fêter la divinité de Jésus à Noël, à l’Épiphanie ou à Pâques ? Peut-on célébrer le dernier repas de Jésus avec du mil ou de la noix de coco ? Au cours du temps, en fonction des lieux, des contextes et des cultures, les réponses n’ont jamais été ni unanimes, ni définitives.

Il faut bien en convenir, la question des rites s’avère plus complexe que prévue. La notion qui paraissait simple au départ – vous vous en souvenez : une activité symbolique qui se répète et qui utilise tous les moyens de communication – se complique à mesure qu’on l’examine. C’est peut-être signe qu’il faut l’aborder autrement…

Ritualiser des temps forts de l’existence

J’ai trouvé cette autre approche dans les travaux de Catherine Bell, spécialiste des sciences des religions. Dans un ouvrage publié en 1993[9], elle propose de remplacer la notion de « rite » par celle de « ritualisation ». Le changement est de taille. Au lieu de considérer les rites comme des objets statiques et immuables – qu’une institution pourrait utiliser comme bon lui semble et qu’un chercheur pourrait examiner à sa guise –, elle les conçoit comme des actions, comme des processus dynamiques, comme des démarches volontaires. Il ne faut donc plus penser que les institutions célèbrent des rites, mais qu’elles ritualisent des temps de l’existence. Concrètement, cela signifie qu’elles sélectionnent les événements auxquels elles souhaitent donner de l’importance et qu’elles choisissent les moyens de les célébrer.

Les stratégies de ritualisation quelles utilisent sont évidemment multiples. Mais elles peuvent être regroupées dans quelques grandes catégories : la gestion du temps – choisir un rythme, un horaire, une durée –, la gestion de l’espace – valoriser certains lieux géographiques, certains endroits, certains bâtiments, certains styles architecturaux, certains aménagements intérieurs –, les codes de communications – s’adresser à l’un ou l’autre des cinq sens, préférer une langue, un style musical, un champ sémantique –, les spécialistes – exiger des compétences, des expériences, un statut social ou des caractéristiques physiques –, les objets rituels – plutôt symboliques ou plutôt utilitaires, plutôt précieux ou plutôt ordinaires – et le public cible – ouvrir largement la célébration, la réserver seulement aux convaincus, séparer les enfants des adultes ou réunir les familles entières, etc. Dans chacune de ces catégories, tous les choix sont possibles. Ils sont déterminés par l’événement à ritualiser, le but visé et le contexte culturel. Ils correspondent souvent à de grandes tendances : garder les traditions ou les réformer, réserver la gestion des rites à une classe de spécialistes ou l’ouvrir largement, fixer un déroulement à suivre scrupuleusement ou laisser place à la spontanéité, sacraliser ou désacraliser les temps, les lieux, les personnes et les objets, etc.

En guise de conclusion

–       Vous avez été séduit par la notion de ritualisation, demande-t-on au théologien ?

–       Oui, je l’avoue, confesse-t-il. Elle me semble féconde pour approcher les rites, y compris les rites chrétiens. Elle rend compte tout à la fois de l’universalité des rites – toutes les cultures, toutes les religions, toutes les Églises ritualisent des événements pour donner un sens à la réalité – et des particularismes locaux – les moyens de ritualiser sont partout différents.

–       Mais vous êtes conscient qu’elle remet en cause bien des convictions ?

–       Le théologien est catégorique. C’est évident ! Elle empêche quiconque d’affirmer que ses rites – sacrements, sacramentaux, actes pastoraux ou autres célébrations – seraient les rites chrétiens authentiques. Car ils sont tous toujours le résultat de choix plus ou moins explicites, plus ou moins assumés. En sélectionnant des événements à ritualiser, en choisissant de stratégies pour le faire, chaque Église cherche à donner un sens à la réalité, celui en lequel elle croit, celui qui la fait vivre. Le théologien essaye d’être rassurant. Mais dans mon esprit, la notion de ritualisation ne déprécie pas la valeur des rites. Au contraire, je crois qu’elle leur rend justice. En tout cas, elle m’a rendu modeste et tolérant. J’accepte maintenant que les rites chrétiens puissent varier en fonction des confessions et des cultures, qu’ils puissent évoluer au cours du temps. J’accepte que d’autres célèbrent d’autres événements, qu’ils les célèbrent autrement.


[1] Cet article s’inspire des recherches que j’ai menées pour ma thèse de doctorat : Olivier Bauer, Les rites protestant en Polynésie française. « Quand faire, c’est dire! ». Paris, L’Harmattan, 2003.

[2] Arnold Van Gennep, Les rites de passages, Paris, Picard, 1981 (19091), p. 13-14.

[3] Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire. Paris, Fayard, 1982, p. 121.

[4] Bourdieu 1982, p. 124.

[5] David I. Kertzer,  « Rituel et symbolisme politique des sociétés occidentales ». L’Homme 121, Paris/32, 1992, p. 80.

[6] Christian Bromberger, A. Hayot et J.-M. Mariottini, « Allez l’O.M. ! Forza Juve ! ». Terrain, Paris/8, 1987, p. 40.

[7] Erwing Goffman, Les rites d’interaction, Paris, Les Éditions de Minuit, 1974 (19671), p. 51.

[8] Mara Selvini-Palazzoli, L. Boscolo, G. Cechin et al., Paradoxe et contre-paradoxe, un nouveau mode thérapeutique face aux familles à transactions schizophréniques, Paris. E.S.F., 1980 (19751), p. 88.

[9] Catherine Bell, Ritual Theory, Ritual Practice, New York, Oxford University Press, 1993.

2 commentaires

  1. J’aime cette précision : l’humain ritualise … des aspects de son existence. En fait il se sent capable de les sacraliser… Qui peut-être une nouvelle arrogance, une manière de prendre la place de Dieu.

    1. Cher Monsieur,
      Votre remarque est tout à fait pertinente. Elle me donne à penser. Toutefois, pour l’instant, je persiste à croire qu’il est moins arrogant d’affirmer agir en son propre nom, plutôt que de prétendre agir au nom de Dieu.
      Avec mes salutations

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