Petits liens de tables (2014)

Par expérience, tu sais qu’il est possible d’établir des liens en partageant des mets. Tu t’en souviens, entremêlant vérité du témoignage et vérité de la fiction, sans vouloir les démêler.

Tu commences par l’enfance. Et ses liens un peu vagues. Des liens de complicité avec l’une de tes grands-mères (celle qui n’a pas de réfrigérateur, mais un garde-manger creusé dans un mur en pierre). Autour du verre d’eau tiède qu’elle te fait boire lentement lorsque tu viens en trottinette lui rendre visite. Des liens formels avec tes autres grands-parents, dans des repas où tu apprends à manier différents couverts (à poisson, à fromage, à fruit, etc.), à demander humblement qu’on te « descende le sel », à boire (presque comme un grand) de l’eau rougie par le Bordeaux dans des verres en cristal. Des liens évidemment plus fréquents, plus longs et rétrospectivement plus difficiles avec tes parents. Avec ta mère qui cuisine plutôt bien mais qui se réalise en nourrissant sa famille, qui veut que tu finisses ton assiette « parce que les petits chinois meurent de faim ». Avec ton père qui consomme, sans mettre la main à la pâte, qui quitte la table lorsqu’il juge ses enfants insupportables. Ces repas plus légers (dans tous les sens du terme) lorsqu’il n’est pas là. L’absence de lien aussi, quand tu te caches pour te gaver de charcuterie et de fromage (tu es un boulimique qui te surveille). Un dernier lien, bizarre, quand un camarade d’école t’invite à manger chez lui, rue du Bon-Pain (ça, tu n’aurais pas pu l’inventer) pour éviter que ses parents le punissent pour son mauvais carnet scolaire (tu en as longtemps gardé une certaine aversion pour les rognons à la crème au menu de ce jour).

Tu poursuis par l’adolescence. Et ces liens qui s’étirent sans s’affaiblir (au contraire, es-tu tenté d’ajouter) avec la découverte des autres à travers leurs nourritures, au gré des voyages ou dans une large famille très internationale. Des liens plus intimes tissés avec celles et ceux qui te font découvrir la valeur de ce que l’on partage (menus, achats, cuisines, repas, vaisselles). Des liens si forts que tu t’autorises à manquer (pour la première fois de ta vie) une partie de football, préférant cuisiner (des hamburgers, il faut un début à tout) plutôt que de jouer au ballon. Des liens forts qui ne dépendent pas (au moins pas seulement, au moins pas toujours) de ce que tu trouves dans ton assiette ou dans ton verre, mais des personnes avec lesquelles tu les vides.

Et tu termines par l’âge adulte. Des liens conjugaux. Quand tu commences à goûter (mais pas tout, mais pas toujours) aux poissons, aux fruits de mer que ta femme apprécie. Plus largement à la nourriture d’un ailleurs exotique (exotique pour toi) dont ta première purée de piment consommée pour satisfaire ta future belle-mère. Des liens particuliers que tu n’auras jamais, ceux que ta femme noue avec vos enfants qu’elle allaite, des liens que tu essayes de reproduire, à ton échelle (à moindre échelle) lorsque tu les nourris à la cuillère. Des liens tissés autour des fruits et des feuilles, des pieuvres chassées puis mangées, d’un bol de termites grillés dans une certaine grande ville africaine, à l’occasion d’un repas pot-luck, d’une épluchette de blé d’Inde, d’une fondue, d’une soupe au pistou, d’un jus de pomme ou d’ananas, d’une absinthe, d’un verre de Bonnezaux, de muscat, de champagne ou de vin de glace. J’en passe et des meilleurs. Et des moins bons aussi, car les liens permettent (voire requièrent) l’honnêteté. Et tu dis parfois non. Non aux tripes, non à la cervelle (tu n’aimes pas beaucoup ce qui est mou), non à la bière (malgré toutes celles et tous ceux qui ont déployé tant d’efforts pour t’en trouver une qui te plaise), non à des saveurs qui restent pour toi immangeables (et le resteront probablement toujours): fafaru, chapziger, poutine. Des liens toujours difficiles avec la nourriture elle-même (encore de longues périodes de boulimie où, littéralement, tu vis pour manger). Des liens de séduction avec vos enfants à qui tu autorises la malbouffe que ta femme a raison de leur éviter. Des liens plus raffinés: dans de grands restaurants pour vos anniversaires de mariage, à la table de l’ambassadeur d’une grande puissance. Des liens que vous créez, que vous approfondissez (en couple, en famille) au travers des repas partagés (te souviens-tu de celui qui disait aimer venir chez vous parce qu’il pouvait entrer dans la cuisine?). Des liens forts, créés par des rites alimentaires: partager le rhum avec tes cousins et leurs ancêtres dans un cabanon de tôle sous un soleil de plomb; partager le pain et le vin (et la noix de coco et le jus de raisin aussi) avec des frères et des sœurs (avec Dieu, peut-être?) dans des Églises protestantes (presque) partout autour du monde.

Tu sais que ton expérience (et le récit de ton expérience) suffirait à établir ces liens (« établir » au double sens de les créer et de les prouver). Mais, universitaire, tu éprouves le besoin de formaliser, de généraliser ton expérience (sans réaliser que tu quittes ainsi la table de la cuisine, celle de la salle à manger pour retourner à la table de ton bureau). Et tu expliques. Que les liens les plus étroits, les plus profonds sont ceux que l’on crée plutôt que ceux dont on hérite. S’il existe des « liens de sang » et des « frères de lait » qui sont imposés (tu sais bien que l’on ne choisit pas sa famille), il est aussi des liens que l’on crée librement, avec des gens inconnus (ou peu connus ou mal connus) l’instant d’avant: des amitiés, un amour. Ainsi, lorsque le politicien français d’extrême-droite Jean-Marie Le Pen (faut-il vraiment que tu parles de lui?) affirmait préférer « sa sœur à sa cousine et sa cousine à sa voisine », tu lui donnes tort, doublement tort. Tort d’avoir oublié (ou de vouloir dénier) qu’il a un jour préféré une étrangère (peut-être même pas une voisine) à sa sœur et à sa cousine. Tort d’oublier que c’est avec elle qu’il a eu des enfants, des enfants qu’il préfère (du moins, tu l’espères) à sa sœur et à sa cousine.

Par définition, les liens libres se créent de manière imprévue, impromptue, au hasard des rencontres, formelles ou informelles. Les repas en fournissent l’occasion. Ils sont des moments où l’on peut partager des mets, des idées, des émotions, des nouvelles, des souvenirs, des projets. Et il te vient en tête une image, celle de ces points d’eau africains où toutes les bêtes, lions et gazelles, prédateurs et proies viennent s’abreuver en même temps, sans qu’aucune ne songe plus (au moins pour un temps) à manger l’autre, sans qu’aucune ne craigne plus (au moins pour un moment) d’être mangé.

La table, qu’elle soit riche ou pauvre, soignée ou rudimentaire, fournit une trêve. Le repas comme répit, le repas comme repos (tu es fier de ta formule). Mais, ici comme ailleurs, tu sais que rien n’est magique. Que la table ne peut remplir cette fonction qu’à la condition qu’on lui donne sa chance. Qu’on s’y attable, qu’on s’y attarde. Le temps est un facteur important (la vitesse est ici un défaut). Le menu aussi. Tu as appris qu’on fait « bonne chère » (au lieu du « bonne chaire » qui figure dans l’un de tes livres). Ce n’est ni une question de viande, ni une question de prix (tu éprouves le besoin d’expliquer: ni de servir de la chair, ni que le repas coûte cher), mais une question de bonne figure (cara en latin). « Faire bonne chère », c’est « faire bonne figure » (toujours ce besoin d’expliquer). Ni l’amour, ni l’amitié ne dépendent du prix des denrées ou du temps passé à les cuisiner. Et tu doubles: il n’est pas question d’attacher « les cœurs aux queues des casseroles » (comme te l’a appris Georges Brassens, l’un de tes penseurs préférés). Et tu triples: « Mieux vaut un plat de légumes là où il y a de l’amour qu’un bœuf gras assaisonné de haine. » (La Bible, livre des Proverbes, chapitre 15). Mais (car il y a un mais), tu persistes à penser qu’une belle table aide à créer de beaux liens. Comme si le fait de partager les mêmes mets et (ou) la même boisson facilitaient les échanges, peut-être parce que cela autoriserait à dire (et à entendre) les vérités les plus difficiles (le Festin de Babette vaudrait alors comme parabole du repas quotidien). Et c’est vrai: à table, tout devient plus digeste. Et tu n’es pas loin de penser que ce qui est bon pourrait inspirer la bonté. L’ami est le copain (encore une fois, tu te sens obligé de préciser: aimer, c’est partager son pain).

Tu files alors la métaphore alimentaire. Il en va des liens avec les autres comme des liens avec les mets. Il en va des gens comme des goûts. Il y a ceux que tu as toujours aimés (ou toujours détestés) et ceux que tu découvres. Ceux que tu apprécies sans aucun délai et ceux qui te réclament plus de temps. Ceux que tu prévois et ceux qui te surprennent. Ceux qui te déçoivent en mal ou en bien (selon l’expression que tu as appris en Suisse). Ceux qui te plaisent immédiatement, ceux qui nécessitent des explications (une mise en contexte culturel ou culinaire) et ceux qui exigent une initiation (tu te rappelles ce vigneron qui t’a enseigné les Vouvray moelleux). Ceux que tu trouves simples, francs ou directs et ceux qui te semblent complexes, riches, subtils (sans que ceux-ci soient meilleurs que ceux-là). Ceux que tu apprécies tous les jours de ta vie et ceux que tu savoures « à petites doses » (c’est leur rareté qui te les fait apprécier). Ceux dont le souvenir te suffit et ceux que tu veux retrouver. Ceux qui t’ont séduit quand tu étais enfant (des goûts sucrés pour la plupart) et ceux qui te sont venus à l’âge adulte: l’amer du café, des choux de Bruxelles ou du chocolat noir (se pourraient-ils qu’ils correspondent à une certaine amertume de l’existence). Il y a même ceux (goûts et gens) dont tu t’accommodes par devoir ou par nécessité.

Mais comme la métaphore, le temps file. Et il est déjà venu pour toi le moment de conclure.

Tu le sais donc par expérience (beaucoup) et par réflexion (un peu). Les tables, toutes les tables, qu’elles soient hautes ou basses, rondes ou longues, en pierre, en bois, en verre ou en fer (tu portes une affection particulière pour le zinc des bars), même en plastique ou en Formica (tu refuses de mépriser la cantine ou la restauration rapide), t’ont fourni, te fournissent et te fourniront des occasions, des possibilités (au moins des prétextes) de faire des rencontres (tu ne les saisis pas toutes). Et tu n’as aucun doute, tous les repas peuvent ouvrir l’appétit. Tous les repas peuvent nourrir un désir, une volonté (un besoin) de créer et d’approfondir des liens (tu en laisses passer).

La table donne un temps propice pour échanger: (se) dire et écouter, recevoir et donner. Tu en es convaincu (et tu l’écris pour t’en convaincre). Le menu est un facteur important: ce qui est bon (non pas ce qui est cher) inspire la bonté. Et le temps passé à table indique le plaisir que l’on y prend (tu déculpabilises: pas toujours comme on le souhaite). Savoir prendre son temps (dans ton cas, toujours apprendre à le prendre). Un temps nécessaire, indispensable pour pouvoir goûter, découvrir et apprécier et les mets et les gens.

Petits liens de tables.


Bauer, O. (2014). Petits liens de table. Philo & Cie (7), 20-25.