vue

Appropriation chrétienne de la Bible juive

Pour les quatre jours d’un cours intensif sur « Les figures vétérotestamentaires de la cathédrale de Lausanne » à l’Université de Lausanne avec ma collègue Ruth Ebach (Bible hébraïque), je propose quatre billets appliquant deux concepts à la mode — l’appropriation culturelle et la culture de l’annulation — à cet édifice. Que celles et ceux que les deux expressions fâchent pourraient ou devraient lire ces quatre courtes chroniques, ne serait-ce que pour savoir si leur colère est fondée !


Le rapport que le christianisme entretient avec le judaïsme est terriblement — au sens fort du mot « terrible » — ambigu : il reconnaît ce qu’il lui doit, mais s’estime supérieur à lui. Ce mélange de reconnaissance et de jalousie a conduit des chrétien·nes à discriminer, mépriser, maltraiter et persécuter des juives et des juifs.

Pourtant, Jésus, ses disciples et celles et ceux qui font partie du « mouvement de Jésus » sont juives et juifs, dans une forme un peu particulière du judaïsme. Mais, dès les années 50, des personnes extérieures au judaïsme vont confesser que Jésus est le Messie ou le Christ, ce qui entraîne la création d’une nouvelle religion. Se comprenant comme l’accomplissement de la révélation divine, le christianisme s’approprie le judaïsme et notamment sa Bible, son livre de référence. Mais il le juge partiel ou incomplet et croit que par Jésus le Christ, Dieu établit une nouvelle alliance avec les êtres humains. Il fait alors de la Bible juive son Ancien Testament et lui ajoute un Nouveau Testament.

Il diffuse largement ces deux Testaments celui qu’il a créé et celui qu’il s’est approprié : il les copie, puis les imprime, puis les met en ligne ; il les lit, les raconte, les chante, les met en scène et les illustre.

Ce qui explique que l’on trouve dans la cathédrale de Lausanne — comme ailleurs, évidemment — de nombreuses images de l’Ancien Testament, sculptées dans la pierre et dans le bois, peintes sur les murs et sur des vitraux, créées au Moyen-Âge et jusqu’au 20e siècle. Elles ont une valeur esthétique, bien sûr. Elles racontent à leur manière l’histoire de la cathédrale et de son environnement, mais elles indiquent aussi toute l’ambiguïté des rapports du christianisme au judaïsme et à sa Bible. J’ai donc choisi quelques images pour dresser une liste de quelques-uns de ces rapports.

Blasphémer

Si le judaïsme s’est toujours méfié des images, il a posé un interdit fondamental, celui de représenter D.ieu. Il est interdit de le représenter par une image et même d’écrire son nom d’où le point entre le « D » et le « ieu ». Le christianisme ne se soucie guère de respecter cet interdit et a volontiers représenté Dieu, souvent comme un homme blanc vieux et barbu.

C’est le cas de ce vitrail qui montre un Dieu créateur grognon, assis sur son trône quelque part dans le ciel, illustration du premier chapitre du livre « Au commencement » ou Genèse pour le christianisme.

Édouard Hosch, Dieu créateur, 1899-1909. Rose de la cathédrale de Lausanne.
Édouard Hosch, Dieu créateur, 1899-1909. Rose de la cathédrale de Lausanne.

Condamner

Le christianisme juge que Dieu a condamné le judaïsme et montré sa préférence pour le christianisme. Il estime même que le judaïsme s’est condamné lui-même, lorsqu’il a crucifié le fils de Dieu. Certaines images illustrent la condamnation des juives et des juifs, souvent reconnaissable à certains traits particuliers : la couleur jaune de leurs vêtements, un chapeau pointu, des cheveux roux, une rouelle, etc.

C’est le cas de cette broderie sur la chasuble d’Aymon de Montfalcon, le dernier évêque de Lausanne, où l’on devine Anne, la future mère de Marie piétiner un juif à terre.

La conception de Marie, Chasuble de l’évêque Aymon de Montfalcon, vers 1500 (détail). Musée d’Histoire de Berne, Trésor de la cathédrale de Lausanne.
La conception de Marie, Chasuble de l’évêque Aymon de Montfalcon, vers 1500 (détail). Musée d’Histoire de Berne, Trésor de la cathédrale de Lausanne.

Hiérarchiser

Deux images parallèles et côte à côte permettent de comparer facilement judaïsme et christianisme et de rendre évidente la supériorité du christianisme.

C’est le cas de ce vitrail qui associe Moïse — et le judaïsme — à la loi et Paul — et le christianisme — à la grâce. La hiérarchisation est manifeste : ciel d’orage du côté de l’Ancienne Alliance, ciel paisible du côté de l’Alliance Nouvelle ; Moïse ne peut que désigner les tables des dix commandements qui restent au ciel, tandis que Paul qui reçoit directement d’un ange le texte de l’évangile de la grâce.

Paul Robert, La Loi et la Grâce, 1892. Cathédrale de Lausanne. Crédit: http://www.mesvitrauxfavoris.fr/Supp_a/cathedrale_lausanne_suisse_
Paul Robert, La Loi et la Grâce, 1892. Cathédrale de Lausanne. Crédit: http://www.mesvitrauxfavoris.fr/Supp_a/cathedrale_lausanne_suisse_suite.htm

(Dés) orienter

Sélectionner dans un récit de quoi fabriquer une image permet d’en orienter la lecture, de diriger qui la regarde vers un sens particulier — qui peut même être un contresens voire un non-sens. Ainsi, le christianisme choisit d’illustrer certains passages de la Bible juive, par exemple ceux dans lesquels il lit une allusion à la Vierge Marie ou à Jésus Christ. Il peut ainsi affirmer, images à l’appui, que le Nouveau Testament est la simple continuation de l’Ancien.

C’est le cas de cette image du prophète Isaïe. D’un livre qui contient 66 chapitres, l’artiste choisit d’illustrer un seul verset : « Ah certes ! Le Seigneur vous donne de lui-même un signe : Voici, la jeune femme est devenue enceinte, elle va mettre au monde un fils, qu’elle appellera Immanouel » (chapitre 7, verset 14; traduction de la Bible du Rabbinat). La tradition chrétienne le lit comme une annonce de la naissance virginale de Jésus. L’artiste, Louis Rivier figure donc deux personnages: un vieux prophète écrivant son livre en même temps qu’il regarde Jésus le Christ lui apparaître.

Louis Rivier, La prophétie d’Ésaïe, 1930-1931. Cathédrale de Lausanne. Crédit: carte postale « Promenades angéliques ».
Louis Rivier, La prophétie d’Ésaïe, 1930-1931. Cathédrale de Lausanne. Crédit: carte postale « Promenades angéliques ».

Illustrer

Une image peut illustrer un texte, le donner à voir pour celles et ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas les lire. Les images remplissent alors une fonction plutôt neutre, une fonction pédagogique. Elles sont la Bible des pauvres ou des illettrés. Évidemment, elles ne peuvent remplir cette fonction que si la personne qui regarde l’image connaît déjà un peu le texte ou si on le lui raconte. Une telle illustration est toujours seconde par rapport au texte qu’elle interprète et dont elle sélectionne un instant. Mais elle peut en rester proche et le donner « simplement » à voir.

C’est le cas de cette représentation du petit David et du géant Goliath ou les deux personnages sont représentés sans jugement… à mon avis qui est celui d’un chrétien (Premier livre de Samuel, chapitre 17).

David et Goliath, 13e siècle. Stalles de l’ancien chœur capitulaire, cathédrale de Lausanne.
David et Goliath, 13e siècle. Stalles de l’ancien chœur capitulaire, cathédrale de Lausanne.

Instrumentaliser

Le christianisme considère que le Nouveau Testament réalise ce qui est annoncé dans l’Ancien Testament. Par conséquent, il instrumentalise la Bible juive où il cherche des épisodes, des situations ou des personnages — des « types » — qu’il couple avec des épisodes, des situations ou des personnages du Nouveau Testament, et notamment de la vie et de la mort de Jésus.

C’est le cas de cette représentation du roi Joab qui étreint son rival Abner en même temps qu’il le poignarde (deuxième livre de Samuel, chapitre 3), préfiguration de Judas qui embrasse Jésus quand il le trahit (évangile de Luc, chapitre 22).

Joab tuant Abner, 1515-1536. Portail médiéval Montfalcon, cathédrale de Lausanne (Reconstitution de Raphaël Lugeon, Dépôt lapidaire).
Joab tuant Abner, 1515-1536. Portail médiéval Montfalcon, cathédrale de Lausanne (Reconstitution de Raphaël Lugeon, Dépôt lapidaire).

En conclusion

  • Des images chrétiennes de la Bible juive représentent-elles une appropriation culturelle ? Oui ! Elles témoignent que le christianisme s’est approprié la Bible juive. Mais elles témoignent aussi qu’il a déclassé la Bible juive en lui ajoutant un Nouveau Testament, qu’il l’interprète dans son propre sens y compris contre le judaïsme.
  • Faut-il annuler les images chrétiennes de la Bible juive ? Tous les christianismes n’ont pas toujours apprécié toutes les images. Les iconoclastes ont annulé les images qu’ils n’apprécient pas en les détruisant, des gens plus civilisés les annulent en les remplaçant plus ou moins soigneusement. Cependant, la destruction des images polémiques ou haineuses efface aussi un pan de l’histoire, en l’occurrence de l’histoire d’un christianisme parfois polémique et haineux. Il serait regrettable de ne plus avoir à s’en souvenir et à l’assumer. Je suggère donc de demander à nos sœurs juives et nos frères juifs quelles sont les représentations de la Bible juive qui leur sont insupportables et de les retirer des Bibles ou des églises. Mais de les conserver dans un lieu de mémoire et de les accompagner d’une mise en garde, coécrite par des membres des deux religions. Parce que les temps et les sensibilités changent, ce travail de mémoire n’aura jamais de fin. Il faut régulièrement se redemander — peut-être tous les dix ans — quelles images sont acceptables et lesquelles ne le sont plus. Enfin, il convient d’élargir cette procédure à ce qui peut choquer d’autres communautés que le christianisme a discriminées, méprisées, maltraitées et persécutées.

Après avoir lu l’excellent ouvrage Judith Lussier, Annulé(e). Réflexions sur la cancel culture, Montréal, Cardinal, 2021, je précise que ni l’Église catholique-romaine, ni la communauté juive, ni la paroisse de la cathédrale, ni les musées lausannois n’ont demandé à récupérer quoi que ce soit (ajout le 6 janvier 2023).

J’ai tapé « robe pastorale dans un autre moteur de recherche et…

Ce que j’ai commencé comme une plaisanterie se révèle plus profond que je ne le croyais. Un commentaire sur mon article J’ai tapé « robe pastorale » dans un moteur de recherche et… m’a rappelé que les fureteurs ou leurs algorithmes ne sont pas neutres. J’ai donc cherché « robe pastorale » avec Google sur Safari. Et voici le résultat:

Passé les publicités qui nous entraînent vers des robes féminines et printanières (elles se vendent probablement mieux), Google associe « robe pastorale » à l’habit que portent des hommes et des femmes dans diverses Églises.

Google serait donc plus pieux que Qwant!

J’ai tapé « robe pastorale » dans un moteur de recherche et…

Voici les résultats d’une recherche « robe pastorale » avec le fureteur Qwant sur Firefox.

De cette collection d’images, j’induis que « pasteur·e » est un métier féminin et printanier, ce qui l’entraîne du côté de la vie et de la joie.


P.S. Avez-vous remarqué les deux intrus·es?

Lire mon blogue pour sauver votre Noël!

Depuis quelques jours, on consulte beaucoup ce que j’ai écrit sur Noël. Pour vous faciliter la vie, je propose une sélection d’articles regroupés en trois thèmes.

Théologie

« Comment sauver Noël? (#Covid19) »

« Le point sur la conception, la naissance et l’enfance de Jésus »

Crèche

« Faites vous-mêmes votre crèche ! (théologie très pratique) »

« Placez des bergers dans votre crèche! »

« Placez des mages dans votre crèche! »

« Placez Joseph dans votre crèche! »

« Placez Marie dans votre crèche! »

« Quand faut-il placer le bébé Jésus dans la crèche ? »

« Ne placez pas de chien dans votre crèche! »

Gastronomie

« Les papilles de Noël » (1/3): Cannelle, anis, gingembre et autres épices (2e dimanche de l’Avent)

« Les papilles de Noël » (2/3): Chapon, oie, dinde et autres volailles (3e dimanche de l’Avent)

« Les papilles de Noël » (3/3): Bûche de Noël, Christmas pudding et autres sucreries (4e dimanche de l’Avent)

Clocher et minaret, bonnet blanc et blanc bonnet

Aujourd’hui, c’est de Cully au bord du lac Léman que vient le dialogue interreligieux. Depuis 1949, il y existe, un kiosque indépendant nommé Le Minaret, dont le nom vient d’une « cigarette de la marque Turmac ».

Kiosque Le Minaret © Olivier Bauer

Outre les bonbons, ce qui intéresse le théologien du quotidien, c’est le logo du kiosque qui prolonge le « i » du minaret par un clocher, peut-être celui du temple protestant de Cully sur la rue duquel se situe d’ailleurs le kiosque !

Comment mieux indiquer que le clocher est le minaret de l’église et le minaret, le clocher de la mosquée ?

Et comment alors ne pas déplorer qu’en 2009, les Suisses aient interdit la construction de minaret (voir la page « Initiative populaire “Contre la construction de minarets” » sur Wikipedia) !

Dieu « qui voit dans le secret » porte-t-il: a) un regard bienveillant b) un regard déshumanisant?

Travaillant sur les rites célébrés à distance pendant les périodes de confinement, je me plonge dans un ancien article qui m’a été recommandé par le journaliste et théologien suisse Michel Kocher (lire sa brève présentation sur Réformés.ch) . En 1978, le professeur de théologie pratique Jean-Marc Chappuis (lire sa notice dans le Dictionnaire historique de la Suisse) réfléchissait sur la réalité de la présence de celles et ceux qui écoutent et/ou regardent le culte ou la messe à la radio ou à la télévision.

J’y lis ces lignes qui me semblent rester d’actualité, tant dans la constance du regard bienveillant de Dieu que dans le renforcement de la technologie omnivoyante et déshumanisante.

« La question n’est plus en effet aujourd’hui de savoir comment je puis me comporter devant le regard omniscient de Dieu. Cette question est deux fois dépassée. Elle est dépassée parce que l’Evangile nous a révélé que le regard de Dieu « qui voit dans le secret » est un regard aimant qui ne fait pas de nous des objets inertes et manipulables, mais des sujets actifs et responsables. Elle est dépassée parce que la technologie moderne a extériorisé le péril de l’omnivoyance. Le regard intérieur de Dieu est relayé par le regard extérieur de la société. À tout moment, je puis sans m’en douter être réduit à l’état d’objet, et d’objet « dépouillé et possédé » à quoi le regard d’autrui sur moi me condamne selon l’analyse sartrienne. » Jean-Marc Chappuis (1978). « La Téléprésence réelle », Positions Luthériennes, 26/2, page 161.


Je recommande très vivement la lecture de la petite fiction de Jean-Marc Chappuis Ecclesiastic Park, Histoire fantastique de William Bolomey, dernier pasteur chrétien, paru chez Labor et Fides en 1984 et réédité en 1998.

« Que peut-il se passer au XXIe siècle lorsque sociologues, ethnologues, psychoallergologues et autres savants découvrent parmi les anciennes cures métamorphosées en centres culturels une communauté chrétienne oubliée où le pasteur William Bolomey (2021-2102) continue fidèlement d’officier ? Tout simplement une cascade de conséquences plus imprévisibles les unes que les autres, qui éclairent d’un humour discret la fin du XXe siècle. »


Oui, les professeurs de théologie pratique peuvent avoir des visions prophétiques… Et pour ne pas laisser d’ambiguïté, je précise que le prophète annonce un avenir possible pour nous inciter à l’empêcher d’arriver.


Ajout à 16h40: Michel Kocher évoque la téléprésence réelle dans un entretien avec Joël Burri: « La radio permet de vivre un événement de la Parole », Réformés.ch, 13 mars 2020.