Lecture théologique de la déclaration « Le sport, l’esprit de l’humanité »

En novembre 2018, j’ai été invité à participer au 24e congrès du Mouvement Européen du Fair-Play à Bruxelles. J’y ai donné mon avis sur la Déclaration “Le sport, l’esprit de l’humanité”. adoptée par le Panathlon Wallonie-Bruxelles le 31 mars 2017.


J’ouvre quelques pistes de réflexion sur l’appel qui conclut la Déclaration[1], cette exigence d’un « engagement crucial » à pratiquer le sport et l’activité physique « sans mettre en exergue ses convictions philosophiques, de façon ostentatoire et intolérante, de quelque manière que ce soit », même si l’on est « riche de ses valeurs propres, philosophies de vie ou d’appartenance ». Je réfléchis à partir de mon point de vue d’homme, Européen, théologien protestant, footballeur, hockeyeur et marathonien, menant depuis plus de dix ans des recherches sur les liens entre sport et religion (en découvrir quelques résultats sur mon blogue : « Les relations entre sport et religion »[2]). Je reprends à ma façon les quatre questions posées par les organisateurs et les organisatrices de cette journée en les regroupant et en les reformulant.

1. Le nouveau contexte religieux

J’imagine que les personnes et les institutions qui ont rédigé et signé cette Déclaration craignaient qu’apparaisse ou qu’augmente un sexisme, un nationalisme ou un racisme à motivations notamment religieuses ; et peut-être plus largement, elles s’inquiétaient qu’un « monde confessionnel » radicalisé prétende imposer ses principes au « monde sportif ».

Mais s’agit-il d’un nouveau contexte ? Je n’en suis pas certain, l’histoire du christianisme témoignant à elle seule de l’immixtion de la religion dans le sport et du sport dans la religion. Si au premier siècle, quelques lettres du Nouveau Testament présentent le ou la chrétien·ne comme un·e athlète, saint Jean Chrysostome, évêque de Constantinople au ive siècle, qualifie déjà de « satanodrome » l’hippodrome de sa ville. Plus près de nous, au xixe siècle, les ordres catholiques créent des patronages sportifs et la théologie protestante développe un christianisme musclé. Mais en 1903 à Montréal, un samedi soir juste avant minuit, un arbitre interrompt la finale de la coupe Stanley à 90 secondes de son terme, craignant « que la partie ne se prolonge au-delà de minuit et profane ainsi le sacro-saint sabbat » ou plutôt le jour du Seigneur[3]. En 1937, on se met à surnommer le coureur cycliste italien Gino Bartali « Gino le Pieux », au moment où il exprime sa dévotion pour Catherine de Sienne sur le Tour de France. Jonathan Edwards, triple sauteur britannique et baptiste, refuse de concourir le dimanche, jusqu’en 1993, jusqu’au Championnat du monde de Stuttgart où il remporte la médaille de bronze.

Ce qui a certainement changé, c’est la visibilité de la manifestation des convictions religieuses. Elles sont devenues ostentatoires parce que le sport lui-même l’est devenu. Depuis le milieu du xxe siècle, des athlètes et des institutions religieuses font d’un sport toujours plus médiatisé un formidable vecteur pour témoigner de leur foi. En 1954, naît aux États-Unis The Fellowship of Christian Athletes, la première organisation chrétienne spécifiquement destinée aux athlètes chrétiens[4]. Le 9 octobre 1977 à New York, Herb Lusk, le running back des Philadelphia Eagles, marque un essai et invente une attitude protestante pour prier et surtout pour montrer qu’il prie : un genou à terre, la tête inclinée et déposée sur son poing[5].

Ce qui a aussi changé, c’est la diversité des manifestations religieuses. La mondialisation fait apparaître des manifestations religieuses jusqu’alors inconnues. À titre d’exemple, je peux rappeler que dans « les stades, les terrains de quartier, les piscines, les vélodromes, les complexes multisports » et les parcs européens, on voit désormais et de plus en plus des « pratiquant·es du sport et de l’activité physique » musulman·es pratiquer leur sport en pratiquant en même temps leur religion : gestes spécifiques de prière, jeûne du ramadan, vêtements qui cachent le corps des femmes, etc. C’est même à cela que l’on peut les reconnaître comme musulman·es.

2. Le nouveau contexte politique

Autre changement, certains « mondes sportifs » et certains « mondes politiques » font preuve d’intolérance face aux manifestations religieuses qu’ils jugent globalement ostentatoires et intolérantes.

Les « mondes sportifs » me semblent partagés, à l’instar du Comité international olympique (CIO). Dans sa Charte, le terme « religion » ou « religieuse » apparaît à cinq reprises. Quatre articles protègent « la religion » en indiquant que « la jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Charte olympique doit être assurée sans discrimination d’aucune sorte, notamment en raison de la race, la couleur, le sexe, l’orientation sexuelle, la langue, la religion, les opinions politiques ou autres, l’origine nationale ou sociale, la fortune, la naissance ou toute autre situation »[6], en demandant aux nouveaux membres de s’engager « à demeurer étranger à toute influence politique ou commerciale comme à toute considération de race ou de religion, à lutter contre toute forme de discrimination et à promouvoir en toutes circonstances les intérêts du Comité International Olympique et du Mouvement olympique »[7], en demandant aux Comités nationaux olympiques de « préserver leur autonomie et résister à toutes les pressions, y compris, mais sans s’y restreindre, les pressions politiques, juridiques, religieuses ou économiques qui pourraient les empêcher de se conformer à la Charte olympique »[8] et d’« enquêter sur la validité des inscriptions proposées par les fédérations nationales et s’assurer que nul n’a été écarté pour des raisons raciales, religieuses, politiques ou en raison d’autres formes de discrimination. »[9] Mais la cinquième mention m’apparaît moins tolérante, quand il est précisé : « Aucune sorte de démonstration ou de propagande politique, religieuse ou raciale n’est autorisée dans un lieu, site ou autre emplacement olympique. »[10] En évoquant la « propagande », le CIO apparaît cependant moins sévère que l’Union européenne des associations de football (UEFA) qui interdit, dans un seul et même article, qu’une partie d’équipement soit « contraire aux bonnes mœurs » ou transmette « un message politique, religieux ou racial »[11], comme si les quatre éléments étaient équivalents. Mentionnons encore qu’en 2012, la Fédération Internationale de Football Association (FIFA) a modifié la quatrième Loi du Jeu pour autoriser que les joueuses portent un « foulard »[12]. Elle permet ainsi à des footballeuses musulmanes de jouer la tête couverte, si elles le jugent nécessaire.

Les « mondes politiques » peuvent eux aussi faire preuve d’intolérance. À titre d’exemple, je rappelle cet avis du Ministère français des Sports, de la Jeunesse, de l’Éducation populaire et de la Vie associative, un avis émis en 2013 : « La position du Gouvernement est claire : on ne porte pas de voile pour faire du sport. Un terrain de football, un stade, un gymnase, un dojo ne sont pas des lieux d’expression politique ou religieuse. Ce sont des lieux de neutralité où doivent primer les valeurs du sport : l’égalité, la fraternité, l’impartialité, l’apprentissage du respect de l’arbitre, de soi-même et de celui d’autrui. »[13]

3. La nécessité de la Déclaration

Trois des quatre questions qui me sont posées contiennent le terme « nécessaire » ou « nécessiter »[14]. Cette redondance sert à masquer un problème potentiel. Elle doit me faire admettre que la Déclaration est nécessaire et qu’elle l’est parce que le contexte a changé. Or, une telle nécessité ne peut être décrétée a priori et dans l’absolu. Ce qui rend la Déclaration nécessaire, ce sont les « convictions philosophiques » des personnes qui l’ont rédigée et qui l’ont signée, des convictions qui leur font interpréter le contexte d’une manière particulière et qui les font réagir à ce contexte d’une manière tout aussi particulière. Pour le dire simplement, la Déclaration n’apparaît nécessaire qu’à celles et ceux qui veulent bien la juger nécessaire.

En tant que théologien, en tant que sportif, mais surtout en tant qu’être humain, je partage la volonté de purger le sport des manifestations d’intolérance, y compris quand leurs motivations sont religieuses, mais je reste sceptique sur la nécessité de brimer les manifestations religieuses dans le sport simplement parce qu’elles seraient ostentatoires. La liberté d’expression s’applique aussi en matière de religion ; elle s’applique aussi dans le « monde sportif ». De plus, sanctionner l’ostentatoire pose forcément des problèmes quant à la manière de le définir.

Surtout, je m’étonne que la Déclaration fasse du renoncement à « mettre en exergue ses convictions philosophiques, de façon ostentatoire et intolérante, de quelque manière que ce soit », son engagement crucial. Certes, certaines « convictions philosophiques » peuvent menacer « le vivre et sporter ensemble », qu’elles interdisent le sport, qu’elles l’instrumentalisent à des fins de propagande ou qu’elles le transforment en lieu d’affrontement. Mais il est d’autres menaces qui me paraissent plus sérieuses, et donc d’autres engagements qui me paraissent plus cruciaux : notamment contre l’élitisme, contre la pédophilie, contre la cupidité, contre la commercialisation, contre la tricherie qui provoquent notamment la corruption, l’exclusion, les abus sexuels, l’humiliation, l’injustice et la violence. Pour le dire simplement, il me semble que le « monde sportif » devrait surtout s’attaquer à ce qui le menace de l’intérieur, aux menaces que le sport et le « monde sportif » font peser contre « le vivre et sporter ensemble », aux attaques du sport et du « monde sportif » contre les valeurs « de fair-play, de camaraderie, d’esprit d’équipe, de goût à l’effort, de solidarité, de respect ».

Pour ma part, j’ai foi ! Et je crois que les « mondes convictionnels » pourraient aider le « monde sportif ». Comme théologien et comme sportif, comme théologien du sport, c’est en tout cas ce que je m’efforce de penser et de faire.


Notes

[1] Panathlon Wallonie-Bruxelles, « Déclaration. “Le sport, l’esprit de l’humanité” », 31 mars 2107, http://www.panathlon.be/wp-content/uploads/2017/10/PanathlonDecl_A4_FR_102017HD.pdf.

[2] Olivier Bauer, « Les relations entre sport et religion », Une théologie au quotidien (blog), sans date, https://olivierbauer.org/sport-et-religion-2/sport-et-religion/.

[3] Michael McKinley, Un toit pour le hockey (Montréal: Hurtubise HMH, 2001), 61.

[4] William J. Baker, Playing with God. Religion and Modern Sport (Harvard: Harvard University Press, 2007), 200.

[5] Alan Goldenbach, « After NFL’s First Prayer, Religion Touched Down », 28 septembre 2007, http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2007/09/27/AR2007092702077.html.

[6] Comité International Olympique, « Charte olympique. État en vigueur au 9 octobre 2018 » (2018), 33, https://stillmed.olympic.org/Documents/olympic_charter_fr.pdf. Principes fondamentaux de l’Olympisme, art. 6. C’est en 1955 que cet article a été introduit dans la Charte olympique, dans la formulation suivante : « Aucune distinction n’est admise à l’égard d’un pays ou d’une per- sonne pour des motifs de couleur, de religion ou de politique. » Comité International Olympique, « Les Jeux Olympiques. Principes fondamentaux. Statuts et règles. Informations générales » (1955), https://library.olympic.org/Default/doc/SYRACUSE/64849/les-jeux-olympiques-principes-fondamentaux-statuts-et-regles-informations-generales-comite-internati. Principes fondamentaux, art. 1.

[7] Comité International Olympique, Charte olympique. État en vigueur au 9 octobre 2018, 33. Art. 16.1.3

[8] Comité International Olympique, 60. Art. 27.6

[9] Comité International Olympique, 81. Art. 44.4

[10] Comité International Olympique, 94. Art 50.2.

[11] Union européenne des associations de football, « Règlement de l’UEFA concernant l’équipement. Édition 2018 » (2018), paragr. 5.01, https://fr.uefa.com/MultimediaFiles/Download/Tech/uefaorg/General/02/56/52/77/2565277_DOWNLOAD.pdf.

[12] Jérôme Valcke et Fédération Internationale de Football Association, « Circulaire no 1322 », 2 octobre 2012, https://resources.fifa.com/mm/document/affederation/administration/01/79/86/87/circulaireno.1322-s%C3%A9ancedetravailannuelledelifab-2octobre2012-d%C3%A9cisionsetdirectives.pdf.

[13] « Réponse du Ministère des Sports, de la Jeunesse, de l’Éducation populaire et de la Vie associative », Journal Officiel Sénat, Journal Officiel Sénat, avril 2013, 1197, https://www.senat.fr/questions/base/2012/qSEQ120700646.html.

[14] « Pourquoi est-il nécessaire aujourd’hui d’avoir rédigé cette déclaration ? Pourquoi n’était-ce pas nécessaire au moment de l’écriture de la Charte Olympique ? Qu’est-ce qui a changé ? Quel est le nouveau contexte philosophique contemporain qui a nécessité cela ? »