Comment la gourmandise est devenue un péché… [Gourmandise 1/2]

Un entretien sur la gourmandise pour la radio suisse Couleur 3 (émission La Suisse dévisse) me donne l’envie et l’occasion d’en parler sur mon blogue.

C’est au christianisme que l’on doit l’invention du concept de gourmandise. Car on lui doit l’invention d’un nouveau rapport religieux à la nourriture, un rapport qui ne concerne plus la consommation ou l’abstinence de certains aliments, mais qui met en garde, de manière générale et absolue, contre le plaisir que procure le goût. Les interdits ne portent donc plus (ou presque plus ou plus seulement) sur des aliments particuliers, mais plus largement sur la manière de les consommer. En christianisme, les principes qui régissent la manière de se nourrir ne relèvent plus d’une distinction entre des nourritures pures et impures, comme l’établit le judaïsme par exemple, mais d’une exigence de modération ou de tempérance. Elle devient ainsi une question morale avant tout. Conséquence directe de cette moralisation de l’alimentation, le christianisme va inventer puis imposer le péché de gourmandise. En voici les principales dates:

Vers le milieu du 4e siècle, Évagre le Pontique (un « Père du Désert ») fait de la gourmandise « le vice principal laissé en héritage par Adam », le premier des huit vices qui menacent les moines. Et c’est un autre moine, Jean Cassien qui, dans ses Institutions cénobitiques (écrites vers 420), qui en donne la première définition:

« C’est un démon, une pulsion mauvaise qui pousse les moines à renoncer à l’abstinence en mangeant hors des heures des repas, à trop manger ou à rechercher des saveurs qui flattent son goût. » Vincent-Cassy, M. (1993). « Un péché capital. » In C. N’Diaye (éd.), La gourmandise. Délices d’un péché (p. 18‑30). Autrement: page 20.

À la fin du 6e siècle, Grégoire le Grand dresse une liste des vices en bousculant l’ordre défini par Évagre le Pontique. Il fait de l’orgueil le premier péché, un péché dont découle tous les autres, et relègue la gourmandise en queue de liste, « en avant-dernière position avant la luxure qu’elle échauffe » (Vincent-Cassy, 1993: 21). Dans ses Morales sur Job, il élargit la définition de Cassien et expose cinq façons différentes de commettre le péché de gourmandise: praepopere (trop tôt), laute (trop cher), nimis (trop), ardenter (avec trop d’envie), studiose (avec trop de soin).

En 1215, lorsque le quatrième concile de Latran impose la confession orale obligatoire pour tous, le confesseur demande au pécheur potentiel s’il a mangé « avant l’heure, plus qu’il n’en faut, avidement, somptueusement, avec recherche, avec la parole » (Vincent-Cassy, 1993: 25). Cette définition confirme la moralisation du rapport chrétien à l’alimentation. Il n’en va plus de savoir ce que mange le chrétien, mais s’il s’est laissé dominé par sa faim en mangeant trop, trop tôt, ou avec trop de plaisir des nourritures trop riches ou trop bonnes.

À la fin du 13e siècle, l’Église catholique fixe à sept le nombre des péchés capitaux et les classe par ordre de gravité décroissante: « orgueil, avarice, luxure, colère, gourmandise, envie et acédie (paresse) » (Vincent-Cassy, 1993: 24). On aura remarqué que la gourmandise est remontée d’un rang et qu’elle figure maintenant à la cinquième place.

Paradoxalement, la création du concept de « gourmandise » aura eu pour effet collatéral d’éduquer le goût des chrétiens.

« Par ses prescriptions et ses interdits, l’Église catholique a inculqué aux fidèles, de génération en génération, l’existence de normes à respecter en matière alimentaire. Puissance pédagogique et autorité morale incontournables, l’Église a marqué de son empreinte les nombreux traités de civilité contemporains. Or, des scènes de repas du Christ aux repas en commun des ordres religieux, elle a fait de la table un lieu majeur du commerce social entre les hommes. Autant le grignotage entre les repas, la prise de nourriture en cachette et la gloutonnerie demeurent condamnés, autant le partage, la convivialité et les bonnes manières sont valorisées. Autrement dit, le plaisir gourmand est légitime dans le cadre d’un repas réglé. Au sens propre, l’enseignement de l’Église a conduit à une gastronomie gourmande: le plaisir de la bonne chère n’est accepté qu’à partir du moment où il respecte des règles, au premier rang desquelles figurent la bonne tenue à table et la nécessaire convivialité. En faisant éloge de la modération et de la décence à table sans condamner les plaisirs gustatifs et œnologiques, l’Église catholique a accompagné les élites occidentales dans “un processus de civilisation de l’appétit” qui proscrit le goinfre mais valorise le gourmet. » Quellier, F. (2010). Gourmandise histoire d’un péché capital préface de Philippe Delerm. Paris, A. Colin: pages 100-101

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