Profitant d’un congé scientifique, je participe au cours Cultures et patrimoines alimentaires : enjeux et opportunités donné par la professeure Julia Csergo (voir sa page personnelle) à l’Université du Québec à Montréal. J’ai l’occasion d’y partager mes recherches sur les patrimoines alimentaires des religions.
Quand Gilbert Coutaz fait de l’histoire de l’humanité vue « dans le miroir des femmes » un matrimoine plutôt qu’un patrimoine, il me convainc pleinement (Coutaz, G. Féminisme et « matrimoine ». Le Temps, 18 janvier 2024, p. 2). En même temps, il me donne envie de m’arrêter un peu plus longuement sur ce riche concept de « matrimoine ». Car parler de matrimoine n’est pas seulement adopter un point de vue féministe, c’est aussi remettre en cause quelques idées reçues sur ce qu’est le « patrimoine ».
Pour mémoire, en 1972, l’UNESCO adopte une Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel ; en 1992, elle y inclut trois Catégories de paysages culturels ; en 2006, elle lui ajoute une Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. Ces trois moments jalonnent l’histoire du « patrimoine » et l’élargissent clairement. Aujourd’hui, l’UNESCO reconnaît à la fois des artefacts matériels — la Suisse compte 13 inscriptions sur la Liste du patrimoine mondial, les trois premières inscrites en 1983 : l’« Abbaye de St-Gall », le « Couvent bénédictin Saint-Jean-des-Sœurs à Müstair » et la « Vieille ville de Berne » (voir les inscriptions de la Suisse)— et des expressions culturelles — 10 inscriptions helvétiques sur les Listes du patrimoine culturel immatériel, la dernière en date étant « la saison d’alpage » inscrite en 2023 (voir les inscriptions de la Suisse).
La distinction entre patrimoine matériel et immatériel fait sens ; on comprend que la Zytglogge de Berne et la Poya d’Estavannens sont deux choses différentes ; elles réclament des mesures différentes pour qu’elles perdurent, respectivement pour que l’une soit protégée et l’autre sauvegardée. Elle me semble pourtant insuffisante. La « saison d’alpage » est-elle vraiment immatérielle ? Certes, elle est une « expérience socioculturelle partagée » — une réalité éminemment immatérielle —, mais elle implique aussi des éléments totalement matériels, depuis les chalets jusqu’aux chaudrons et tranche-caillé, en passant par les téléphériques.
C’est ici que le concept de « matrimoine » peut s’avérer fécond. On le doit pour une bonne part à l’ethnologue étatsunienne Ellen Hertz, professeure à l’Institut d’ethnologie de l’Université de Neuchâtel ; adoptant une perspective féministe et postcoloniale, elle écrit en 2002 dans l’ouvrage collectif Le musée cannibale (GHK Éditions), un chapitre précisément intitulé « Le matrimoine » ; elle y fait l’histoire du concept, souligne le discrédit dont il est victime et montre tout l’intérêt de l’appliquer aux « collections ethnographiques » pour changer la perception qu’un « nous » occidental, blanc et peut-être universitaire s’en fait (Hertz, E. Le matrimoine. In M.-O. Gonseth, J. Hainard, & R. Kaehr (Éds.), Le musée cannibale (p. 153‑168). Musée d’ethnographie, 2002).
Mais qu’est-ce qui différencie le matrimoine du patrimoine ? Quelques recherches aident à le comprendre : l’anthropologue Hélène Claudot-Hawad l’a utilisée pour reconnaître le statut des biens des Touaregs du Sahara, des biens collectifs, indivis, inaliénables, dont seul l’usage peut être personnel ; la sociologue Anny Bloch pour redonner aux femmes la part qui leur revient dans la transmission d’une cuisine juive alsacienne ; l’architecte Michel Clivaz pour affirmer la réalité des mondes conceptuels, comme des projets d’urbanisme jamais mis en œuvre ; comme théologie, je l’ai reprise pour montrer qu’au Québec l’hostie est un bien collectif — consommée aussi comme goûter, elle est plus achetée dans un supermarché que reçue dans l’eucharistie — associé à deux imaginaires, celui de la théologie catholique qui en fait le corps du Christ et celui de la culture québécoise qui l’utilise comme juron (Bauer, O. Le mot et la chose, l’hostie dans le matrimoine du Québec. Journal of Religion and Popular Culture, 21, 2010).
Je sais les risques que l’usage d’un concept comme « matrimoine » fait courir ; il renforce notamment des stéréotypes néfastes de genre ; il peut par exemple associer au patrimoine, masculin comme le père, ce qui possède une valeur marchande et au matrimoine, féminin comme la mère, ce qui ne peut ni s’acheter ni se vendre. Mais reconnaître un matrimoine en plus du patrimoine et « matrimonialiser » des artefacts matériels et des expressions culturelles changerait le regard porté sur le patrimoine. Comme le signalait Gilbert Coutaz, il permettrait effectivement de reconnaître la place et le rôle des femmes dans l’histoire et dans la société. Mais il permettrait aussi de reconnaître la valeur de biens collectifs, de biens en devenir ou en gestation, comme un enfant dans la matrice maternelle — ; enfin, il permettrait de prendre en compte les mondes imaginaires que même les artefacts matériels évoquent ou qu’ils créent.
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