Larue, R. (2015). Le végétarisme et ses ennemis Vingt-cinq siècles de débats. Presses Universitaires de France.

L’ouvrage de Renan Larue (agrégé et docteur en lettres modernes venu à l’étude du végétarisme sans doute par désir personnel et par la littérature française) est tout à la fois un ouvrage d’érudition et le manifeste d’un militant. Son titre en dit bien le sujet : Le végétarisme et ses ennemis (la proximité avec l’ouvrage de Karl Popper La société ouverte et ses ennemis n’est sans doute pas fortuite) ; et le sous-titre en situe le cadre : Vingt-cinq siècles de débats (mais « débats » ne reflète pas la dureté des controverses). Le livre devrait porter un avertissement : « Lire ce livre peut vous rendre végétarien ! ».

  1. L’auteur commence par rappeler en introduction combien la France (mais elle n’est pas la seule) rend presqu’obligatoire la consommation de viande et plus largement de produits venant des animaux, qu’il faille les abattre ou les exploiter, et par indiquer que la consommation de viande va tellement de soi (au moins en Occident) qu’il a fallu attendre le 21e siècle pour que Mélanie Joy invente le terme « carnisme » pour désigner cette culture.
  2. Dans son chapitre 1, il s’intéresse à « la querelle des Anciens ». Elle oppose les pythagoriciens qui pratiquent et défendent un « végétarisme moral » (par respect pour le animaux) à la société grecque toute entière dans laquelle la consommation de viande, parce qu’elle est liée au sacrifice, est à la fois un acte nutritif, politique et religieux. « Le végétarisme est une véritable pomme de discorde entre les plus prestigieuses écoles philosophiques de l’Antiquité. Ce n’est pas là la seule question qui divise les disciples de Pythagore, d’Épicure, de Zénon ou de Plotin, comme on l’a vu ; mais la viande constitue un très bon révélateur des manières qu’ont ces philosophes d’envisager la raison des animaux, la place de l’homme dans le cosmos, la volonté des dieux, la pureté, la morale, la religion et le droit. » (76).
  3. Le chapitre 2, intitulé « Le Dieu omnivore », est un véritable réquisitoire contre le christianisme qui n’a jamais montré la moindre miséricorde envers les animaux, au moins dans ses courants majoritaires. Et d’ailleurs les évangiles présentent un Jésus qui n’a pas hésité à sacrifier des porcs et à (faire) pêcher des poissons, qui « n’a jamais épargné les bêtes [ce qui] fait de lui un homme et peut-être même un homme mauvais. » (100). Et Dieu n’est pas en reste, lui qui adresse à Pierre un ordre d’une violence absolue : « Tue et mange ! » (Actes 10,13). Larue défend l’idée, intéressante, que l’attitude de Jésus a poussé les chrétiens à accepter, plus à encourager la consommation de viande. « Afin de sauvegarder la supériorité morale de leur Dieu, les chrétiens n’ont d’autres choix que de se montrer impitoyables envers les animaux (quand bien même cela contrarierait leur inclination naturelle). L’indifférence à leur souffrance est un signe de ralliement et presqu’un commandement religieux. Il n’y a guère d’alternative : il faut tuer les bêtes pour sauver la foi. » (100-101). Le christianisme rejette donc le végétarisme moral (s’abstenir absolument de viande est un signe d’hérésie), mais, presque dans le même temps, il prône un végétarisme ascétique, non pas par respect des animaux, mais par désir de mortification. « Le chrétien doit à la fois montrer de l’appétit pour toutes les nourritures et accepter de se priver régulièrement de certaines d’entre elles. Ce juste milieu est particulièrement difficile à trouver aux premiers siècles, lorsque plusieurs courants hérétiques veulent frapper d’interdit la viande et le vin. Le montanisme, l’encratisme, mais aussi l’ébionitisme, le priscillianisme et, plus tardivement, le manichéisme, imposent un végétarisme très strict à leurs membres tout au long de l’année puisque la chair des animaux serait selon eux une nourriture abominable ou impure. Ces hérésies sont bien entendu condamnées par l’Église. » (119-120).
  4. Dans le chapitre 3, justement intitulé « La renaissance végétarienne », Larue revient à son sujet de prédilection et montre comment les penseurs des Lumières, Voltaire en tête, privilégient une alimentation végétarienne. En critique contre le christianisme, ils contestent une prétendue spécificité de l’être humain qui lui conférerait une supériorité. « L’empirisme et, dans son sillage, le sensualisme, le matérialisme, l’athéisme ont en commun de combler totalement ou en partie le fossé ontologique qui jusque-là tenait les animaux éloignés des hommes. Les principaux représentants de ces écoles inclinent à penser que le genre animal, dans son ensemble est emporté dans le vaste tourbillon de l’existence ; les bêtes seraient nos compagnons d’infortune et peut-être même nos “frères”. À ce titre, il ne saurait être scandaleux de leur accorder certains droits et de renoncer à quelques-uns des nôtres lorsque nous les exploitons. » (140). La question porte aussi sur la nature même de l’être humain. Pour Rousseau, si l’homme est bon, il devrait être végétarien. Mais la question n’est pas seulement philosophique. Elle est aussi scientifique : physiologiquement, la dentition de l’être humain, son système digestif en font-ils un carnivore ou un végétarien ?
  5. Enfin dans le chapitre 4, de loin le plus militant, Larue élargit son propos au « mouvement végane ». Dans les années 1940, « Donald Watson et Elsie Shrigley décident de quitter l’association végétarienne et de créer leur propre mouvement, la Vegan Society. Watson forge lui-même le terme “vegan” à partir des trois premières et des deux dernières lettres du mot vegetarian, le véganisme étant selon lui l’origine et la fin du mouvement végétarien, son point de départ et sa finalité. » (220). Le 20e siècle voit aussi l’apparition d’une nouvelle forme de végétarisme. Après le végétarisme moral des pythagoriciens, des Lumières ou des Hindous, le végétarisme ascétique du christianisme médiéval, apparaît un végétarisme écologique, motivé par le désir de protéger et d’épargner à la fois le sol et les espèces animales. « Avec l’écologie, l’abstinence des produits d’origine animale prend une dimension qu’elle n’avait pas jusqu’alors. Depuis quelques décennies, la destruction de l’environnement par l’élevage et la pêche change en effet la donne. Pour certains, elle permet même de trancher l’antique débat qui portait sur la légitimité des violences faites aux bêtes. Derrière la consommation de viande, de poisson ou de laitage, il n’y a plus seulement l’animal, comprend-on, il y a l’écosystème, il y a la pérennité de la nature tout entière et de l’homme en son sein. » (250).
  6. Larue termine en exprimant un espoir : « Admettons que, dans nos sociétés, la proportion des véganes continue de croître et qu’elle dépasse un jour 10, 20, 30 ou 50% ; il sera bien difficile alors aux mangeurs de viande ou de fromage de justifier les violences et les pollutions que leur mode de vie occasionne. » (281). On comprend que l’auteur fait plutôt partie de ceux-là que de ceux-ci.

Dans ce livre à la fois intelligent et percutant, le recenseur, théologien protestant, ne peut pas s’empêcher de signaler un jugement qui lui paraît erroné. Soulignant que les cultures protestantes se sont montrées plus tolérantes envers les végétariens que les cultures catholiques, Larue mentionne dans une note : « Albert Schweitzer et Théodore Monod sont souvent comptés au nombre des penseurs protestants soucieux des animaux et favorables à l’éthique végétarienne. Mais il apparaît clairement que “l’éthique du respect de la vie” du premier et le végétarisme “par principe” du second sont indépendants de leur christianisme. » (128). Si je peux bien imaginer que Schweitzer et Monod ont pu dire ou écrire qu’être humain suffisait à justifier leur option pour le végétarisme, je ne crois pas qu’il ait été « indépendant de leur christianisme ». Au contraire, qu’ils aient été végétariens révèle quel type de chrétiens ils furent.

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