poisson

Deux Cènes égyptiennes

Parmi mes recherches, l’une me tient particulièrement à cœur, celle que je mène sur les Cènes médiévales et les aliments qui y sont représentés. Plusieurs pages de mon blogue en rendent compte (par exemple sur mon blogue La Cène: Moyen Âge ou Quels aliments figurent sur les images médiévales de la Cène? ou La Cène: Images et analyse); ou l’article écrit avec Nancy Labonté: Le Cenacolo de Leonardo da Vinci: un trompe-la-bouche). Je m’y concentre sur l’Europe latine, une région culturelle déjà très vaste. Mais je regrette d’être trop européocentriste. Alors, pour compenser un peu, je présente aujourd’hui deux Cènes égyptiennes.


La première pourrait être l’une des plus anciennes représentations de la Cène connue à ce jour (on admet généralement que la Cène la plus ancienne est une mosaïque de Ravenne en Italie datée du début du 6e siècle)

Cène. Égypte, 6e-8e siècle (lin brodé de soie) © Victoria and Albert Museum. (Cliquer sur l’image pour l’agrandir)

La notice du musée la décrit ainsi:

« Portion of a roundel of linen embroidered with coloured silks, depicting the Last Supper. A curved band, issuing from anobject now unintelligible, touches the halo of one of the figures. The ground is green. There is a border of heart-shaped flowers and rosettes. The roundel has been stitched to a linen tunic, a fragment of which remains. »

Un groupe d’hommes noirs jeunes et vieux – cheveux noirs et cheveux blancs – sont à table bien alignés, une main sagement posée sur cette même table. Ils semblent attendre de pouvoir manger les neuf galettes disposées devant eux et de se partager l’unique poisson sur le plat. Un serviteur porte une amphore; peut-être qu’il leur apporte du vin? Mais alors, ils n’auraient rien pour le boire.


La seconde figure dans un évangéliaire copte. C’est la sixième enluminure de l’évangile de Matthieu.

Cène. Évangéliaire copte-arabe de la Bibliothèque de Fels, folio 19r. 1250. © Bibliothèque de Fels, Institut Catholique de Paris.

La notice de la bibliothèque décrit l’œuvre en ces termes:

« La dernière Cène: Le Christ est représenté sur la gauche tenant dans la main droite un calice d’or. Les apôtres sont assis à la turque auprès d’une table ronde chargée de quatre plats ou pains. Inscription arabe (voir ill. pleine page) : la manducation du pain. »

Au moins 10 personnages – leurs habits, quelques barbes laissent penser que ce sont des hommes – sont assis par terre, face à leur maître assis lui aussi, mais assis quant à lui sur un siège qui indique son autorité. Quatre galettes sont posées sur une table basse; vont-ils les manger? Et le maître tient une coupe qui ne doit pas être remplie jusqu’au bord, sinon le liquide coulerait. Va-t-il boire? Va-t-il leur donner à boire?

Poisson d’avril

Saurez-vous retrouver le poisson caché dans le logo du Canadien de Montréal?

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« Or, ce poisson est un symbole classique du christianisme, un des premiers symboles chrétiens, celui que l’on retrouve notamment dans les catacombes. Car en grec, poisson se dit « ictus », et les lettres qui composent ce mot sont les initiales de cinq mots grecs qui forment une brève confession de foi que l’on peut traduire en français par: « Jésus Christ Fils de Dieu Sauveur ». » Bauer, Olivier. 2011. Une théologie du Canadien de Montréal. Montréal: Bayard Canada. 183

Mon Jésus? Un ivrogne et un glouton!

Les peintres d’abord, les réalisateurs ensuite ont toujours représenté Jésus maigre, les joues creuses, le visage émacié.
À voir leurs œuvres, qui se douterait que Jésus ait pu être un bon vivant? C’était pourtant bien la réputation dont il bénéficiait, une réputation dont on trouve la trace dans les évangiles:

«En effet, Jean le Baptiste est venu, il ne mange pas de pain, il ne boit pas de vin, et vous dites: “Il a perdu la tête”. Le Fils de l’homme est venu, il mange, il boit, et vous dites: “Voilà un glouton et un ivrogne, un ami des collecteurs d’impôts et des pécheurs.”» (Évangile selon Luc 7, 33-34).

Jésus, lui que certains se plaisent à imaginer rabat-joie, était un glouton et un ivrogne, à qui même la mort ne fait pas perdre son goût pour la bonne chère! Car c’est à son appétit que les disciples reconnaissent qu’il est ressuscité, que c’est bien leur maître – le crucifié – qui se tient devant eux:

«Comme, sous l’effet de la joie, les disciples restaient encore incrédules et comme ils s’étonnaient, il leur dit. “Avez-vous ici de quoi manger?” Ils lui offrirent un morceau de poisson grillé. Il le prit et mangea sous leurs yeux.» (Évangile selon Luc 24, 42-43).

Mais pourquoi diable, Jésus est-il alors représenté toujours si maigre? On peut avancer trois explications, qui valent ce qu’elles valent, pas plus, pas moins:

  • Jésus ne s’arrêtait pas de marcher. Il brûlait les calories qu’il avalait.
  • Sa nourriture quotidienne était frugale et les banquets restaient pour lui des exceptions.
  • En matière de religion, les maigres font toujours plus sérieux, plus passionnés que les gras.

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À propos de Jésus, lire aussi:

Ma série sur le Jésus de Hans Küng et celui de Jospeh Ratzinger-Benoît XVI

Et ma série Jésus le Christ:

La dernière Dernière Cène de la semaine (13)

Durant l’année d’études et de recherche que m’a accordée l’Université de Montréal, je travaille à identifier les aliments figurant sur des Cènes médiévales et à évaluer leur valeur symbolique. J’essaye, autant que possible, de présenter ici chaque lundi une Cène particulière. Cette 13e Cène sera la dernière. « 13 Cènes » me semble un bon chiffre pour un repas qui a rassemblé 13 convives… Pour d’autres aliments sur d’autres Cènes, il faudra attendre la fin de ma recherche et la publication de mon livre!

Comment terminer sans parler de la Cène la plus fameuse, le Cenacolo de Léonard de Vinci? Je reprends en article ce qui figure sur la page « Renaissance » de ce blog.

La Cène de Leonard de Vinci (1495-1498) est probablement la Cène la plus célèbre… et la plus copiée/reinterprétée/pastichée/etc.

Léonard de Vinci (1495-1498). Santa Maria delle Grazie, Milan (peinture murale a tempera; 460×880 cm)

Sur la base des travaux de l’historien de l’art étatsunien John Varriano – Varriano, J. (2008). At Supper with Leonardo. Gastronomica. The Journal of Food and Culture, 8(1), 75-79. -, nous pouvons identifier les aliments suivants:

  • Des aliments dont la présence est certaine: du pain, des fruits (orange ou grenades) et des quartiers d’orange, des poissons, une boisson rouge pâle et du sel.
  • Des aliments dont la présence reste hypothétique: du vin, des anguilles et des pommes grenades.
  • Et un plat rempli d’un contenant brun-vert non identifié qui garde tout son mystère.

Pour quoi ces aliments-là? Esquissons quelques hypothèses!

  • Du pain et du vin, je en dirai rien.
  • Parce qu’ils poussent en hauteur, sur des arbres, les agrumes ennoblissent le repas. Puisque l’orange est parfois associée au fruit défendu, et qu’aucun personnage de l’œuvre n’y touche, elle indique que Jésus est le “Nouvel Adam” qui vient rétablir l’alliance brisée avec Dieu, l’alliance par les premiers êtres humains.
  • En plaçant une assiette vide au centre de l’image, au cœur du triangle ouvert que forment les deux bras de Jésus, Leonardo désigne, par défaut, le véritable agneau du sacrifice,: le Christ évidemment. Il annonce que celui qui est vivant va mourir, que celui qui mange est celui qui sera mangé!
  • La salière renversée pourrait être non pas le signe de la malice de Judas, mais le signe de sa malchance. Il fallait que quelqu’un remplisse le rôle du traître, et ce fut sur Judas que le sort tomba. La salière renversée – signe traditionnel de malheur – pourrait servir à dédouaner Judas en affirmant non pas qu’il refuse l’alliance que Jésus propose à ses apôtres, mais qu’il ne fait que remplir – de manière très satisfaisante – le rôle pour lequel le hasard le désigna.
  • Dans le plat de poissons, dans les assiettes d’anguille ou de harengs, il y a toute une symbolique biblique, celle de la multiplication des poissons et des divers épisodes de pêches miraculeuses. Mais il y a plus encore. Il y a la tromperie du “(ar)inga”, la duperie de la Smorfia. Il y a la peau glissante de l’anguille et son caractère insaisissable, au sens propre comme au sens figuré.

Plus dans Bauer, O., & Labonté, N. (à paraître en 2013). Le Cenacolo de Leonardo da Vinci: un trompe-la-bouche! Dans A. Hetzel (dir.), Bible et intermédialité. La lettre et les images (19 p.). Paris.

Voir le clip: La Cène de Léonard de Vinci: un trompe-la-bouche?”

La Cène de la semaine (11)

Durant l’année d’études et de recherche que m’a accordée l’Université de Montréal, je travaille à identifier les aliments figurant sur des Cènes médiévales et à évaluer leur valeur symbolique. J’essaye, autant que possible, de présenter ici chaque lundi une Cène particulière.

Vendredi 23 novembre, j’ai assisté aux « Rencontres François-Rabelais« , organisée à Tours par l’Institut européen d’histoire et des cultures de l’alimentation, des Rencontres consacrées cette année aux relations entre « Arts et cuisine ». Lors d’une table ronde, il fut rappelé que la première peinture où figure un personnage la bouche ouverte en train de manger daterait du 16e siècle. Il s’agirait du fameux Mangeur de fèves (ou de haricots) de Annibale Carracci (1584-1585).

L’affirmation m’a surpris car je croyais bien me souvenir de Cènes présentant des apôtres en train de boire ou de manger.

Et j’avais raison! Après consultation de ma base de données, j’ai notamment retrouvé des enluminures où Jésus fourre presque de force un morceau de pain dans la bouche de Judas (la première datant du milieu du 11e siècle) et des Communions des apôtres ou les apôtres attendent agenouillés la bouche ouverte que Jésus les nourrisse d’hostie.

Mais la Cène qui met le plus les mangeurs et les buveurs à l’honneur me semble être cette œuvre allemande du milieu du 13e siècle (soit 300 ans avant Carracci), sculptée dans la pierre et peinte par le Maître de Naumburg. On peut l’admirer sur le jubé occidental du Dom St. Peter und St. Paul à Naumburg an der Saale (Allemagne).

19090

Pierre peinte; Maître de Naumburg (1250-1260). Naumburg an der Saale; Dom St. Peter und St. Paul.

La sculpture met en scène Jésus et cinq de ses apôtres. Judas, de trois-quarts dos, est doublement désigné comme traître: par la main qu’il plonge dans le plat et par la bouchée que lui donne Jésus (un Jésus qui tient sa manche comme s’il avait peur qu’elle trempe dans le plat). Les quatre autres apôtres en sont à des stades différents du repas:

  • Jacques, tout à gauche de la table, a saisi un poisson (tout en s’agrippant bizarrement à la nappe);
  • Pierre, à l’autre extrémité, est surpris la bouche ouverte en train de manger quelque chose;
  • André, à la gauche de Jésus, boit;
  • et Jean, à sa droite, tient une serviette avec laquelle il pourrait bien s’apprêter à s’essuyer la bouche.

Pas de fausse pudeur ici. Les convives sont à table pour manger et celui qui mange, mange pour de vrai et celui qui boit, boit pour de bon!

La Cène de la semaine (8)

Durant l’année d’études et de recherche que m’a accordée l’Université de Montréal, je travaille à identifier les aliments figurant sur des Cènes médiévales et à évaluer leur valeur symbolique. J’essaye, autant que possible, de présenter ici chaque lundi une Cène particulière.

Je me suis rendu compte que je n’avais pas encore présenté la première Dernière Cène à avoir jamais été illustrée. Je répare donc cet oubli aujourd’hui!

La première Dernière Cène à avoir jamais été représentée figure sur une mosaïque de facture byzantine réalisée au début du 6e siècle. Incluse dans une série de 26 scènes de la vie du Christ, elle se trouve dans la nef de la Basilique S. Appolinare Nuovo à Ravenne.

Mosaïque (début du 6e s.). Basilique S. Appolinare Nuovo. Ravenne

« The first known depiction of the Last Supper is the early sixth-century mosaic in S. Appolinare Nuovo in Ravenna. In this image Jesus reclines on the left side of the D-shaped Roman sigma (bench with arm-rest), with the Disciples arranged semi-circularly around it. There is no cup at all, but a plate with two very large fishes, symbols of Christ. » Young, C. (1999). Depictions of the Last Supper. Dans H. Walker (dir.), Food in the Arts: Proceedings of the Oxford Symposium on Food and Cookery (p. 223-236). Devon: Prospect Books: 225

À cette courte mais bonne description, j’ajouterai cependant que sur la table figure encore 7 formes beiges ou brunes qui ressemblent à des petites ruches. L’historien Jean-Louis Schefer qui a de très bons yeux et de très solides connaissances les identifie comme des pains particuliers.

« Le pain représenté à Saint-Appolinaire est une couronne dont l’intérieur est remplie de pâte sur laquelle une croix est incisée. » Schefer, J.-L. (2007). L’hostie profanée histoire d’une fiction théologique. Paris: Pol.

Mais surtout, tout concourt sur cette mosaïque, à faire du Dernier Repas de Jésus un repas funéraire. Je m’appuye ici sur un article très détaillé de l’historienne de l’art Élisabeth Jastrzebowska: Jastrzebowska, É. (1979). Les scènes de banquet dans les peintures et sculptures chrétiennes des IIIe et IVe siècles. Recherches augustiniennes, XIV, 4-90.

L’impression est d’abord donnée par les poissons. Si, comme l’indique Caroline Young, le poisson a été, bien avant la croix, le symbole chrétien et christique par excellence (on se rappellera qu’en grec, les lettres du mot « poisson » – IKTUS – correspondent à l’expression « Jésus Fils de Dieu Sauveur »), il a aussi constituée le met le plus typique des banquets funéraires, tant païens que chrétiens:

« Dans tous ces monuments [funéraires], l’un des aspects les plus caractéristiques du poisson est son appartenance au menu des repas funéraires, ce qui dans l’iconographie romaine, apparaît particulièrement  bien dans les bas-reliefs des sarcophages. » Jastrzebowska: 10

L’impression est ensuite renforcée par la disposition des convives, une disposition « à sigma », fréquente dans les représentations des banquets funéraires, tant païennes que chrétiennes:

« Dans son étude, [N. Himmelmann] ne traite pas en particulier de la distinction habituelle entre les reliefs de sarcophages chrétiens et païens; mais il se concentre sur la différence d’iconographie et de sens existant entre le type de banquet à klinè et à sigma. Le premier représente, selon lui, de façon idéalisée, un ou deux convives, allongés sur un lit rectangulaire (l’un d’eux serait le défunt); le second type serait une représentation réaliste du banquet, où plusieurs convives sont assis sur le stibadium, un lit semi-circulaire avec un coussin antérieur plus épais, le pulvinum : le « type sigma » illustrerait plutôt l’événement réel d’un banquet collectif des vivants, tandis que l’autre offre une image idéalisante du défunt avec une signification commémorative. » Jastrzebowska: 11-12

Une disposition que le christianisme va peu à peu réserver à la représentation d’un repas particulier:

« Dans l’art chrétien, ce type de représentation (à sigma) est présent à partir du IIIe jusqu’au milieu du IVe environ. Après, il se perd pour réapparaître dès le Ve siècle et subsister bien plus tard, dans l’art byzantin médiéval, pour illustrer un événement biblique précis: la Cène du Christ. » Jastrzebowska: 13

Nous aurions donc ici, mais l’hypothèse reste à vérifier, une interprétation particulière du Dernier Repas de Jésus. Il serait mis en lien non pas avec le repas rituel de l’eucharistie, mais avec un autre repas rituel chrétien, le banquet funéraire, « une forme de culte des morts, très répandue dans le monde chrétien de cette époque [du milieu du 2e jusqu’au 4e siècle], forme dérivant d’une tradition plus ancienne encore, présente dans toutes les cultures antiques de la Méditerranée. » Jastrzebowska: 6-7. Cette hypothèse pourrait se révéler d’autant plus intéressante que la basilique de S. Appolinare Nuovo était une basilique dédiée au culte arien et qu’Arius et ses disciples niaient la divinité du Christ. Faut-il y voir un lien? Une manière de souligner que Jésus est bien mort et enterré? Ou que l’eucharistie est la commémoration de la mort du Christ? La recherche continue…